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À mon exposition chez Durand-Ruel un jeune homme demandait à Degas de lui expliquer mes tableaux qu’il ne

comprenait pas. Celui-ci en souriant lui récita une fable de La Fontaine. Voyez-vous, lui dit-il, Gauguin c’est

le Loup maigre, sans collier.

Voilà une lutte de 15 ans qui arrive à nous libérer de l’Ecole, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n’y avait

point de salut, d’honneur, d’argent. Dessin, couleur, composition, sincérité devant la nature, que sais-je.

Hier encore, quelques mathématiciens nous imposaient (découvertes Charles Henri) des lumières, des couleurs

immuables. Le danger est passé.

Oui, nous sommes libres et cependant je vois luire à l’horizon un danger ; et je veux vous en parler. Cette longue et

ennuyeuse lettre n’est guère écrite que pour cela. La critique d’aujourd’hui, sérieuse, pleine de bonnes intentions et

instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage. Préoccupée de ce

qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous concerne, la peinture.

S’il en était ainsi, je vous dirais hautainement la phrase de Mallarmé :

Un critique, un Monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.

En son souvenir, voulez-vous me permettre de vous offrir ces quelques traits une minute esquissés, vague souvenir

d’un beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres - non un cadeau mais un rappel à l’indulgence dont j’ai

besoin pour ma folie et ma sauvagerie.

Très cordialement.

Paul Gauguin.

À cette lettre extraordinaire, Fontainas répondra le 13 mai 1899, par une lettre mi-figue, mi-

raisin : “J’ai accepté, au

Mercure

, la rubrique Art Moderne. C’est qu’elle serait allée à quelqu’un

de nos confrères inféodé à un parti, et qui aurait traduit les admirations et les haines de son clan.

Je ne l’ai pas voulu, je me suis jeté à l’eau”…

En 1902, dans ses

Racontars de Rapin

, Gauguin moquera l’abus chez Fontainas des “nul mieux que

X n’a su”, “nul comme Y n’aura peint”, “nulle part comme chez Z on ne trouve”… Le peintre

enverra même le manuscrit des

Racontars

à Fontainas, afin que celui-ci le fasse publier dans le

Mercure de France

… Bien entendu, le projet fut sans suite. “Le

Mercure

n’a pas voulu insérer mon

article, j’en avais le pressentiment, tous les mêmes, ils veulent bien critiquer les peintres, mais ils

n’aiment pas que les peintres viennent démontrer leur imbécillité.”

Extraordinaire document autographe dans lequel Paul Gauguin proclame son credo artistique.

La lettre a été publiée en 1921 dans les

Lettres de Paul Gauguin à André Fontainas

, pp. 7-13.

60 000 / 80 000 €

917

FONTAINAS, André.

L’Ornement de la solitude

. Roman.

Paris, Mercure de France, 1899

.

In-12 [182 x 114 mm] de (2) ff., 94 pp., (4) ff., le dernier blanc : demi-chagrin tabac, dos à nerfs,

non rogné, tête dorée, couverture conservée

(reliure légèrement postérieure)

.

Édition originale.

Premier roman d'André Fontainas (1865-1948) : il restitue les visions du narrateur après sa

disparition. Les peintres y sont évoqués : “Degas, âprement, sans fadaise traditionnelle ni retenue,

trahit la souplesse bestiale, la même odeur de fruit aux attitudes de la femme. Manet restitue au

jour sa lumière vraie et la couleur farouche de ses ombres. Monet s'hallucine de soleils ruisselants

qui font chanceler la ligne et palpitent en se décomposant” (pp. 67-68). Ailleurs sont conviés

Puvis de Chavannes, Renoir, La Tour ou Giotto.

Précieux envoi autographe signé :

à Paul Gauguin

cordialement

André Fontainas

Soulignant avec subtilité les insuffisances du critique, Paul Gauguin répondit au jeune romancier :

“Ah ! M. Fontainas, si au lieu de critiques sous la rubrique Art Moderne vous écriviez souvent de

la critique sous le titre « Ornement de la solitude » […] nous nous comprendrions alors tout à fait,

du moins moi je vous comprendrais mieux car je suis un liseur et j’aime la belle littérature.”

L'inventaire après décès de Gauguin fait état de “5 volumes avec dédicace des auteurs” parmi les

objets ayant appartenu au peintre qui furent expédiés à Papeete le 11 août 1903 pour y être vendus.

Sur place, le 2 septembre, Victor Segalen acquit des planches sculptées, une palette, divers tableaux

ainsi qu'un lot de livres, dont ce précieux

Ornement de la solitude

.

Sur la couverture, il inscrivit en tête sa signature et, en pied : “

Tahiti Sept 03 / Ex libris Paul Gauguin.

Couverture un peu usagée. Coin inférieur du second plat manquant.

Provenance :

Paul Gauguin

, avec envoi de l'auteur.-

Victor Segalen

, acquisition en septembre 1903

à Papeete.-

Pierre Saunier

(cat.

Victor Segalen, l'exote

, nº 59).

4 000 / 6 000 €

Ex-libris

Paul Gauguin