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J’ai toujours pensé qu’il était du devoir d’un peintre de ne jamais répondre aux critiques même injurieuses – surtout

celles-là ; non plus à celles élogieuses – souvent l’amitié les guide. Sans me départir de ma réserve habituelle, j’ai cette

fois une folle envie de vous écrire un caprice si vous voulez, et, comme tous les passionnels je sais peu résister. Ce n’est

point une réponse, puisque personnelle, mais une simple causerie d’art : votre article l’y invite, la suscite.

Nous autres peintres, de ceux condamnés à la misère, acceptons ces tracas de la vie matérielle sans nous plaindre,

mais nous en souffrons en ce qu’ils sont un empêchement au travail. Que de temps perdu pour aller chercher notre

pain quotidien ! de basses besognes ouvrières, des ateliers défectueux et mille autres empêchements. De là bien des

découragements et par suite impuissance, l’orage, les violences. Toutes considérations dont vous n’avez que faire et dont je

ne parle que pour nous persuader tous deux que vous avez raison de signaler bien des défauts.

Violence, monotonie de tons, couleurs arbitraires, etc. Oui tout cela doit exister, existe. Parfois, cependant, volontaires

- ces répétitions de tons, d’accords monotones, au sens musical de la couleur, n’auraient-elles pas une analogie avec ces

mélopées orientales chantées d’une voix aigre : accompagnement des notes vibrantes qui les avoisinent, les enrichissant

par opposition. Beethoven en use fréquemment (j’ai cru le comprendre) - dans la sonate Pathétique, par exemple.

Delacroix avec ses accords répétés de marron et de violets sourds, manteau sombre vous suggérant le drame. Vous allez

souvent au Louvre : pensant à ce que je dis, regardez attentivement Cimabue.

Pensez aussi à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration

de même que la musique est à même d’atteindre ce qu’il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature :

sa force intérieure.

Ici, près de ma case, en plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice

relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l’immémorial. Autrefois, odeur de joie que je respire dans

le présent. Figures animales d’une rigidité statuaire : je ne sais quoi d’ancien, d’auguste,

[de]

religieux dans le rhytme

[sic]

de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable.

Et voilà la nuit - tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant

moi ; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances.

Louant certains tableaux que je considérais comme insignifiants vous vous écriez - ah ! si Gauguin était toujours celui-

là. Mais je ne veux pas être toujours celui-là.

Dans le large panneau que Gauguin expose, rien ne nous révélerait le sens de l’allégorie, si…

Mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie : poème musical, il se passe de libretto. (Citation

Mallarmé – Par conséquent immatériel et supérieur l’essentiel dans une œuvre consiste précisément dans une ce qui

n’est pas expliqué exprimé : il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n’en est pas matériellement

constitué).

Entendu aussi de Mallarmé devant mes tableaux de Tahiti : Il est extraordinaire qu’on puisse mettre tant de mystère

dans tant d’éclat.

Reparlant du panneau : l’idole est là non comme une explication littéraire, mais comme une statue, moins statue

peut-être que les figures animales, moins animale aussi, faisant corps dans mon rêve devant ma case avec la nature

entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu’elles comportent de vague et

d’incompris devant le mystère de notre origine et notre avenir.

Et tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à la fois, sans allégorie

saisissable à ma portée - manque d’éducation littéraire peut-être.

Au réveil, mon oeuvre terminée, je me dis, je dis : D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? Réflexion

qui ne fait plus partie de la toile, mise de alors en langage parlé tout à fait à part sur la muraille qui encadre ; non un

titre mais une signature.

Voyez-vous j’ai beau comprendre la valeur des mots - abstrait et concret - dans le dictionnaire, je ne les saisis plus en

peinture. J’ai essayé dans un décor suggestif de traduire mon rêve sans aucun recours à des moyens littéraires, avec toute

la simplicité possible de métier : labeur difficile. Accusez-moi d’avoir été là impuissant, mais non de l’avoir tenté, me

conseillant de changer de but pour m’attarder à d’autres idées, déjà admises, consacrées. Puvis de Chavannes en est le

haut exemple. Certes Puvis m’écrase par son talent, et l’expérience que je n’ai pas ; je l’admire autant et plus que vous

mais pour des raisons différentes. (Ne vous en fâchez pas, avec plus de connaissances de causes). Chacun son époque.

L’Etat a raison de ne pas me commander une décoration dans un édifice public, décoration qui froisserait les idées de la

majorité, et j’aurais encore plus tort de l’accepter n’ayant d’autre alternative que celle de me tricher ou de me mentir à

moi-même.