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924

VALÉRY, Paul.

Lettre adressée au critique Albert Thibaudet à propos de Mallarmé

.

Paris, sans date

[1911].

Lettre autographe signée “

P. Valéry

”, 11 pages in-12 [177 x 113 mm] montées sur onglets et reliées en

maroquin bleu nuit souple, étui

(Leca)

.

Superbe et très longue lettre autographe de Paul Valéry, adressée au critique Albert

Thibaudet (1874-1936) à propos de Stéphane Mallarmé.

Dès 1892, Paul Valéry (1871-1945) compta parmi les habitués des Mardis de la rue de Rome. Pour le

tout jeune poète – ses premiers vers avaient paru en 1889 – la rencontre de Stéphane Mallarmé (1842-

1898) devait être décisive. Jamais il ne démentit son attachement pour celui qui demeura son maître.

L’auteur du

Coup de dés

lui laissa en héritage une esthétique et une vision de la poésie dont il mit vingt

ans à s’affranchir.

À la mort de Mallarmé s’ensuivit une longue période de silence et de gestation. Ce n’est qu’après avoir

conquis un langage qui lui fût propre que le poète Valéry put reprendre la plume avec

La Jeune Parque

publiée en 1917. [Cf nº 928 du catalogue.]

Ce “

grand nombre de pages tardives et cent fois interrompues

” est motivé par une étude inédite qu’Albert

Thibaudet venait de faire parvenir à son correspondant – sans doute

La Poésie de Mallarmé

qui sera

publiée en 1912. “

Tout ici conspire contre ma paix

”, avoue Valéry, mais les sollicitations de Thibaudet

touchaient le cœur de ses propres interrogations esthétiques, depuis longtemps : une étude écrite

vers 97, confie-t-il à son correspondant, est “

restée suspendue à des difficultés

”.

Je ne résumerai aux quatre pages d’une lettre, tout ce que j’ai connu de cet homme tant aimé. Tant imaginé !

[...]

Maintenant je discerne mal ce qui fut lui même, ce qui se tire de lui.

[...]

Heureusement, je trouve dans votre premier morceau, un Mallarmé, selon son œuvre seule, bien plus exactement défini

que je ne saurais le faire.

Je le confronte curieusement à celui qui est en moi. Je mesure quelque chose.

[...]

Le fait est qu’il est étrangement impossible de le juger avec les méthodes, selon les notions ordinaires, suffisantes

relativement à tout autre poète. Vous êtes, comme moi, contraint de remettre en question tout le langage. Il faut comme

refaire des mesures qui sans doute, depuis des milliers d’années, paraissent définitivement acquises.

[...]

Nul autre écrivain ne m’oblige à à

[sic]

reconstituer – ou construire tout un monde psychique, système complet,

subsistant par soi même, fait d’éléments très purs dont chacun peut se combiner avec chacun..

Nul autre ne fait sentir chaque œuvre comme application particulière d’un ordre général, individu complet, mais

composé, impliquant un univers : chaque mot peut semble venir de si loin que l’homme habitué à ne penser que ce

qu’il peut exprimer imagine un rangement inoüi des êtres, entrevoit la possibilité de tous les contacts, rêve la présence

simultanée de tous les mots, leur imminence intelligente, et forcé intimément par un poème – de se faire profond critique

– il essaye de se proposer analytiquement ces problèmes inattendus que l’artiste résout sans jamais les déclarer

”.

Valéry compare l’écrivain à un “

moderne géomètre qui recommence l’édifice très ancien en ne conservant plus que

les axiomes strictement suffisants pour la conduite de son art ;

tels, après Mallarmé, nous pouvons pressentir que le chef d’œuvre de la littérature, c’est la littérature même. ,- et je

l’entends : l’extension – empirique premièrement, désormais systématique et pure – de certaines propriétés du langage.

Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose ; et une absence de mélange des usages multiples

du discours

”.

Mallarmé divinement menace toute poésie antérieure.

[...]

Il montre la limite de la tendance poétique parce qu’il ne

montre qu’elle. Il oppose à l’arrière fond quasi mystique, - à l’indéfini et aux vaticinations – le systême complet des mots.

[...]

Il s’est mis en quelque sorte au delà de tous ces tourments, les a achevés, transfigurés – Et considérant aussi

la menace de la toute puissante musique, il s’est mesuré avec elle toute sa vie”.

Un

document

littéraire

capital

À propos de la rime

, “heureuse rencontre, improbable accident” :

“Le lecteur est celui pour qui il est improbable que deux mots consonnants se trouvent à temps égaux, dans l’expression

d’une certaine pensée. L’auteur, lui, s’il se donne les rimes, transporte au reste du vers, la probabilité d’un coup heureux”.

Et Valéry de livrer un témoignage oculaire du plus grand intérêt sur quelques œuvres de Mallarmé

,

telles

Hérodiade, l’Après-midi d’un faune : “Mallarmé disait l’avoir faite selon une promesse de Banville que Coquelin,

- Coquelin ! - la réciterait sur une scène.”

Puis le

Coup de dés : “Quand M. eût achevé le Coup de dés, je l’allai voir : il m’en fit la lecture, très simple ; presque à

demi voix. Et puis il me regarda, en souriant : Et ce que cela ne vous paraît pas tout à fait insensé ? N’est-ce pas un acte

de démence ? Son regard contenait le défi que portait la pleine conscience de sa légitimité de sa tentative – à la pleine

conscience qu’il avait de l’étrangeté de son poème.

[...]

Nous avons reparlé plus tard de ce «Coup» – C’était pendant l’été à Valvins. Son dernier été. Il me fit voir les épreuves

de la véritable édition in folio -, me demanda mon avis sur certaines variantes et quelques détails d’espacement. L’aspect

de ces mots était imposant..

Je suis heureux de ce que vous m’avez écrit touchant ce poème. Si la tête des littératures n’était en général si faible, ou si

superstitieuse ou si canaille – il y aurait un avenir pour telle donnée.- Le coup de dès aurait pu diminuer le Hasard.

Avez vous songé au courage qu’il a fallu pour écrire, publier ce qu’a écrit, publié Mallarmé ?”

La lettre a été soigneusement montée sur onglets et reliée en maroquin souple par Leca.

Valéry,

Œuvres

I, Pléiade, p. 35.

6 000 / 8 000 €