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les collections aristophil
littérature
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SAINT-PIERRE BERNARDIN DE (1737-1814).
2 MANUSCRITS autographes pour
L’Amazone
; 98 pages
in-4 reliées en un volume in-4, et environ 110 pages la
plupart in-fol. en feuilles.
30 000 / 40 000 €
Très important ensemble de manuscrits inédits pour son roman
utopique resté inachevé,
L’Amazone
, avec le plan détaillé, et un
gros ensemble de brouillons
.
Bernardin de Saint-Pierre travailla à
L’Amazone
de 1800 à 1805 environ,
« roman utopique, où il comptait déverser tous ses rêves, toute son
expérience de la vie, surtout les réflexions qu’avait fait naître en lui le
spectacle de la Révolution. […] Conçu d’abord sous forme de lettres
échangées entre un réfugié et sa famille, l’ouvrage prend ensuite la
forme d’un roman divisé en douze livres » (Maurice Souriau,
Bernardin
de Saint-Pierre d’après ses manuscrits
(Paris, Société française d’im-
primerie et de librairie, 1905, p. 355-370). Sous la Terreur, le narrateur,
menacé, fuit Paris, où il laisse sa femme et ses enfants ; à Amsterdam,
il s’embarque sur un vaisseau ; les péripéties du voyage et d’un affreux
naufrage, où il est sauvé par le dévouement du bon nègre Samson
(ou Annibal), l’amènent à l’embouchure du fleuve Amazone. Les bons
sauvages recueillent les naufragés ; il remonte le fleuve avec eux dans
leurs pirogues, d’où de superbes descriptions de faunes et de flores
paradisiaques, rives vierges, de forêts, de fleurs, d’oiseaux, de festins
(tortues, poissons, fruits…)… Il arrive dans une colonie cosmopolite,
fondée jadis par le Français Antoine Benezet, protestant chassé par
la révocation de l’édit de Nantes. Il n’existe dans cette république que
les métiers indispensables et l’on y ignore le luxe et le commerce,
les bienfaits de la nature donnant à chacun le nécessaire. Le code
des lois de nature qui régit cette heureuse république repose sur les
douze harmonies, physiques et morales, en correspondance avec
les mois de l’année…« L’ouvrage semble assez conforme, jusque dans
ses bizarreries, aux orientations de la dernière période des Lumières
qu’offrent d’autres textes comme
La Découverte australe
de Restif
de La Bretonne ou l’
Icosaméron
de Casanova, tout en annonçant,
par ses audacieuses projections anticipatrices (veaux marins dressés
pour l’équitation, voyages aériens assurés par des aérostats ou des
poissons volants), les grandes dérives dans l’imaginaire de l’utopie
fouriériste du début du dix-neuvième siècle » (Jean-Michel Racault,
Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, 1657-1802
, 2003, p. 390).
Laissé inachevé,
L’Amazone
tomba entre les mains du secrétaire de
Bernardin (et nouveau mari de sa veuve) Louis Aimé-Martin, qui en
publia des « Fragments » en 1818 dans les
Œuvres complètes
, en y
opérant des coupures arbitraires et de graves altérations (tome VII),
et un autre « Fragment sur la théorie de l’Univers » dans le tome XI.
Le présent dossier permet de mieux comprendre ce que devait être
réellement
L’Amazone
.
A.
Plan de l’ouvrage
. 98 pages petit in-4 à l’encre brune sur papier
bleuté (19,7 x 15,2 env.), numérotées 1-28, 30-34, 29, et 35-100 (p. 50
et 88 vierges), avec de nombreuses ratures, corrections et additions.
Les feuillets ont été interfoliés dans une belle copie du XIX
e
siècle (titre
et 101 pages in-4 sur papier vergé), le tout relié en un volume in-4,
demi-maroquin vert sombre à coins, dos à nerfs orné à la grotesque
(
E. Niedrée
; nerfs, coiffes et charnières lég. usées).
Plan complet de l’ouvrage, comprenant la narration détaillée des
divers épisodes du roman, avec descriptions naturelles ou ethno-
graphiques et portraits des personnages, et exposition du code des
lois de nature et des Harmonies. Il s’agit en fait d’une toute première
version destinée à être développée et amplifiée. Certains chapitres
portent des titres ; certains épisodes ou sujets à traiter sont notés
pour être ensuite développés. Les feuillets autographes sont montés
en regard d’une copie soignée qui, magré des lacunes et des erreurs,
facilite la lecture de ce manuscrit d’une écriture serrée et abondam-
ment raturé et corrigé.
Sous le titre
Plan de l’ouvrage
, un titre de chapitre :
Oppositions
, dont
nous citerons longement le début pour donner une idée du début du
roman : « Affreux tableau de la revolution françoise, negligence dans
le gouvernement mort du roy, partis divisés en jacobins en royalistes,
disette d’argent disette du pain, partout les autels abbatus. L’Europe
conjurée contre, citoyens contre citoyens. J’entre dans un caffé au
milieu des vociferations je lis cet infernal conseil dans un journal
du midi, pour rendre les subsistances copieux il faut tuer tous les
hommes qui ont passé 60 ans. […] J’ai passé cet age et je ne crains
point la mort mais je tiens à la vie par une femme et deux enfans
qui font mon bonheur. Je cultivois les lettres, j’ai predit ces tems
desastreux mais quelle ressource dans une patrie où la moderation
a été proclamée foible et coupable et la vérité un crime. Fuyons je
mourrai content si je leur trouve un azile dans une terre etrangere »…
Suit une lettre à sa femme à son arrivée à Amsterdam « après six
jours ou plustot six nuits de marche », racontant son départ de Paris,
après avoir acheté un passeport à un roulier flamand, son voyage où
il est arrêté plusieurs fois par la gendarmerie : « Les lieux ou j’ai couru
les plus grands dangers sont au passage des rivieres jetois forcé de
passer dy chercher le pont, parce que je ne scais pas nager. O ma
compagne, noublie pas de donner ce talent a mon fils quand il sera
en age, la nage est plus utile, que de savoir danser tirer les armes,
monter a cheval et que tous les exercices des academies. J’avois oui
parler dune colonnie demigrés qui se formoit a la nouvelle Orleans
[…] j’appris que le vaisseau le globe alloit mettre à la voile »... Etc.
Citons les principales rubriques lors de la navigation : « portrait du
pilote qui logeoit à l’auberge », « portrait du Capitaine », « portrait
du financier », « portrait d’un evesque in partibus […] dun mathe-
maticien […] d’un émigré de qualité […] d’un negre et de sa famille »
« Le meilleur des hommes dont on ne disoit rien etoit un negre » de
Surinam (son histoire)… ; « novembre grosse mer », il est gravement
malade, convalescence, « avanture de l’enfant du noir qui avoit avalé
une arrete », les Canaries en vue, «
tempete de 3 jours
», il tombe à
la mer et est sauvé par Annibal… À partir de là, la narration est plus
soutenue : ils dérivent sur un radeau de fortune jusqu’à l’Amazone,
leur survie, leur sauvetage ; remontée de l’Amazone, accueil dans
la tribu… Après un «
Recit du père Gallima
» (p. 21), départ dans les
pirogues ; accueil par Varron dans la colonie fondée par Benezet ;
descriptions, cérémonies ; chant des femmes et des hommes : « cette
ode renferme l’élément de toutes nos loix et les principes de notre
bonheur » ; Varron emmène le narrateur chez lui, et lui communique le
code. Bernardin indique : « Ici sera le commencement des harmonies,
dont la suitte sera page les harmonies de l’année en 4 saisons, les
élémentaires phisiques, l’air, l’eau, la terre, les phisiques combinés,
végétaux, animaux, homme, élémentaires morales fraternelles, conju-
gales, maternelles et morales combinées, les espèces spéciales, les
génies, les sphériques », puis la mention : « fin du 1
er
livre ».
Après l’insertion d’un chapitre «
Arrivée sur le continent
», et d’un feuillet
exposant les «
Loix générales de la nature
», commence le « Livre
second » : « Je fus réveillé par le ramage d’une multitude d’oiseaux
de toutes les couleurs et de formes les plus diverses du plus bel effet.
Le sommet des grands arbres étoit déjà orné des rayons de l’aurore,
tandis que le reste de la forêt encore dans l’ombre se reflétoit d’une
manière si vive dans l’onde transparente du fleuve, qu’on auroit cru
voir au fonds de son lit un nouveau ciel et une autre forêt »… Après
une navigation, le narrateur et ses compagnons sont conduits à bord
d’un navire piloté par un jeune Hollandais et son père Marthon qui
l’emmènent dans leur république, « la république des frères, une
nouvelle Philadelphie », où ils sont accueillis par les magistrats…
Suivent des rubriques sur le code, les lois et croyances de la répu-
blique : « de Dieu », « la lumière », « sept puissances – douze harmo-
nies », avec le détail de chacune de ces harmonies… « Après avoir lu
ce code d’harmonie, je fus pénétré de la plus profonde admiration »…
Cérémonie, avec hymne au soleil…
Provenance
:
Bibliothèque CC
(estampille ex-libris) ; Bibliothèque du Docteur
LUCIEN-GRAUX (VIII, n° 28, 11-12 décembre 1958).
B.
Brouillons
. Environ 110 pages la plupart in-fol. (5 in-4), sur des bifeuillets
ou feuillets simples, ceratins formant des cahiers.
Une trentaine de pages se rattachent à la partie centrale de l’ouvrage,
c’est-à-dire le récit d’exploration de la « cité des frères » et la lecture
par le narrateur, dans cette cité, d’un livre intitulé
Des loix de la nature
.
Bernardin de Saint-Pierre y synthétise en fait son ambitieux essai des
Harmonies de la nature
de 1796. On trouve ensuite des passages de
différentes longueurs, plusieurs portant un titre : départ de Paris, « arrivée
en Hollande », « embarquement sur
L’Europe
», « voyage sur
l’Europe
Amsterdam », « caractère de Samson et de sa femme » (« Samson
étoit né en Guinée, de là enlevé à ses parents enfant »…), « maladie sur
l’Europe
», « combat sur le vaisseau l’Europe – tolérance », traversée,
naufrage et arrivée chez les « sauvages », « arrivée à la cité des frères,
sur la rivière des amis. Amazone, personnages », « aspect de la cité »,
« conversation dans la grotte avec Varron », « hymne au soleil et à la lune »,
« bons mots et réflexions à verser ça et là », « commencement de notre
arrivée », « espérances d’une vie plus heureuse », « commencement de
la fin d’Edgar le brave », « commencement du discours d’Edgar sur la
mort », « portrait du vieillard », rédaction des chapitres sur les harmonies,
etc. Citons le passage qui suit la lecture du code : « Nous achevames à
peu près dans le meme tems la lecture de ce code d’harmonie Duval
et moi. Nous étions pénétrés de la plus profonde admiration ; Nous
croyons l’un et l’autre avoir fait un rêve, ou au moins avoir lu un roman
mais les loix de la nature y étoient si évidentes, elles étoient si bien liées
entrelles, les expressions en étoient si simples qu’elles avoient captivé
tellement notre opinion que je ne desirois plus rien que de vivre avec
mes enfans dans ces climats fortunés, je me rappelois la funeste position
où je t’avois laissée livrée aux horreurs de la misère, et ce qu’il y a de pis
aux fureurs d’un peuple rentièrement démoralisé »… Etc.
On relèvera deux notes d’Aimé-Martin : « inutile ou employé », « tout
ceci est inutile et ne peut être mis en ordre ».
ON JOINT la copie par une autre main des premiers paragraphes de
L’Amazone
(4 p. in-folio), dont plusieurs non retenus par Louis Aimé-
Martin.