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les collections aristophil

littérature

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GUIBERT JACQUES-ANTOINE-HIPPOLYTE, COMTE DE

(1743-1790) OFFICIER, TACTICIEN ET ÉCRIVAIN.

MANUSCRIT avec CORRECTIONS autographes,

Sur la

mort d’Éliza. Mes insomnies après la mort d’Eliza

, [1776] ;

25 pages in-4, cachet de cire rouge au verso de la dernière

page, reliure cartonnée.

2 500 / 3 000 €

Bouleversant témoignage rédigé peu après la mort de Julie de

Lespinasse, qui l’avait tant aimé

.

« Lorsque Julie a disparu, Guibert relit ses lettres dont il n’a conservé

qu’une partie, lui en ayant renvoyé le reste à sa demande expresse. Il

doit maintenant lui rendre hommage : est-ce le désespoir ? l’immense

regret ? l’illusion de l’amour ? la culpabilité ? Il écrit face à cette

tristesse infinie qui le dévore : l’

Éloge d’Éliza

voit le jour. Julie (qu’il

nomme Éliza par référence au

Voyage sentimental

de Sterne qu’elle

aimait tant) ne pouvait disparaître, elle était “si active, si animée, si

vivante”, et elle l’avait tellement aimé » (Philippe de Flers).

Le feuillet liminaire porte le titre :

Sur la mort d’Eliza

, et le texte lui-même

commence sous le titre :

Mes insomnies après la mort d’Eliza

, titres qui

seront supprimés lors de la publication pour celui d’

Éloge d’Éliza

lors

de la publication en 1806 par les soins de la veuve de Guibert :

Éloges

du maréchal de Catinat, du chancelier de l’Hospital, de Thomas de

l’Académie française, suivis de l’

é

loge inédit de Claire-Françoise de

Lespinasse

(Paris, D’Hautel, 1806). Ce manuscrit présente, outre les

titres, des variantes avec le texte publié ; mis au net par un copiste, il

a été soigneusement corrigé par le comte de Guibert, qui a également

complété de sa main des blancs laissés dans la copie.

« Quelle nuit ! quelle solitude ! affreux emblême de mon cœur !

Helas ! demain ces ténèbres qui m’entourent se dissiperont et la nuit

qui enveloppe Éliza est éternelle ! demain l’univers se reveillera, Éliza

seule ne se réveillera plus !

Ame sublime où donc es-tu passée ? dans quelle région – ah vers

ta source, dans ta patrie sans doute : – tu étois une émanation du

ciel. Le ciel t’a réclamée. Il t’avoit laissée trop longtems habiter parmi

les hommes. […]

Éliza n’est plus ! qui animera ma vie, qui éclairera mon jugement, qui

échauffera mon imagination, qui m’enflammera pour la gloire ? qui

aimerai-je et qui m’aimera comme Éliza ?

O mon cœur rapelles à ma pensée ce que fut Éliza. Je veux la célé-

brer, et pour la célébrer il ne faut que la peindre. Éliza ne mourra

jamais dans la mémoire de ses amis, mais ses amis mourront un jour

comme elle, et je veux qu’elle vive dans l’avenir. Je veux qu’après

moy quelque âme sensible en lisant cette complainte funèbre regrette

de ne l’avoir pas connue, et s’attendrisse doucement sur le malheur

que j’eus de lui survivre »...

Il évoque le mystère de sa naissance, la mort prématurée de sa

mère. Il décrit son apparence ingrate et cependant son irrésistible

séduction : « Éliza n’étoit rien moins que belle, et ses traits furent

encore défigurés par les ravages de la petite vérole. Mais sa laideur

n’avoit rien de repoussant du premier coup d’œil, au second on s’y

accoutumoit, et dès qu’elle parloit on l’avoit oubliée. Elle étoit grande

et bien faite. Je ne l’ai connue qu’à l’âge de 38 ans, et sa taille étoit

encore noble et facile. Elle avoit la bouche fraiche, les dents belles,

la gorge bien formée, le pied agreable. Mais ce qu’elle possedoit,

ce qui la distinguoit par dessus tout, c’étoit ce premier charme sans

lequel la beauté n’est qu’une froide perfection, la physionomie ; la

sienne n’avoit point un caractère particulier, elle les reunissoit tous.

Ainsi on ne pouvoit pas précisement dire que sa phisionomie fut ou

spirituelle, ou vive, ou douce, ou noble, ou fine, ou gracieuse […] La

phisionomie vient du dedans. Elle nait de la pensée. Elle est mobile,

fugitive, elle échappe à l’œil et trompe le pinceau. O Éliza Éliza, qui

n’a pas eû le bonheur de vivre dans ton intimité, dans celle de tes

affections, de tes mouvements, de ta confiance ne peut savoir ce

que c’est que la phisionomie. J’ai vû des visages animés par l’esprit,

par la passion, par le plaisir, par la douleur, mais que de nuances

m’étoient inconnües avant que je connusse Éliza ! […] On n’approchoit

pas de son ame sans se sentir attiré. J’ai connu des cœurs apathiques

qu’elle avoit électrisés. J’ai vu des esprits mediocres que sa société

avoit formés.

Éliza

, lui disois-je en lui voyant opérer ce phénomene,

vous faites aimer le marbre, et penser la matiere

. Que dût être cette

ame céleste pour celui qu’elle avoit fait son premier objet, pour celui

qui l’anima à son tour »…

Guibert se présente lui-même sous le nom de Gonsalve, aimé d’Éliza.

Malgré ses souffrances et ses malheurs, Éliza aimait ses amis, et

les comblait du « charme de l’amitié ». Guibert tente de définir ce

charme : « Elle étoit toujours exempte de personnalité, et toujours

naturelle. […] Elle savoit que le grand secret de plaire est de s’oublier

pour s’occuper des autres, elle le faisoit sans cesse. Elle étoit l’ame

de la conversation, et elle ne s’en faisoit jamais l’objet. Son grand

art étoit de mettre en valeur l’esprit des autres, et elle en jouissoit

plus que de montrer le sien.

Naturelle

, elle l’étoit dans sa démarche,

dans ses mouvemens, dans ses gestes, dans ses pensées, dans ses

expressions, dans son style, et ce naturel avoit en meme tems quelque

chose d’élégant, de noble, de doux, d’animé »…

Elle n’était pas savante, mais instruite, et son instruction était dominée

par son esprit ; elle savait l’anglais et l’italien, avait « le don pré-

cieux du

mot propre

 », détestait la prétention… Guibert évoque ses

goûts littéraires : Rousseau, Prévost, Le Sage, et surtout « l’immortel

Richardson » et Sterne la comblaient : « c’étoit elle qui avoit fait à

Paris la réputation du

Voyage sentimental

 »... Elle était aussi sensible

aux arts et à la musique, s’intéressait à la philosophie… Guibert rap-

pelle l’influence profonde exercée sur ses amis et le cercle littéraire

qu’elle avait su créer. Il regrette les manuscrits qu’elle écrivit mais

ne voulut jamais publier, et craint qu’ils ne soient perdus, surtout

ses

Mémoires

 ; elle demandait qu’on rapportât ses lettres, ou qu’on

les brûlât : « Enfin ce qu’il faut regreter par dessus tout parce que

cela eut formé la collection la plus immense, la plus variée, la plus

précieuse, ce sont ses lettres. Elles avoient un caractère, une touche,

un style qui n’avoit point de modele, […]le mouvement et la chaleur

de la conversation » ; et il les juge supérieures à celles de Mme de

Sévigné ou Mme de Maintenon…

Il loue son âme et son caractère, et cite deux lettres qu’il avait recues

d’elle, et qu’il a baignées de larmes en les retrouvant, avant de conclure:

« Ah Éliza Éliza ! que cette esquisse de toy est foible et imparfaite

encore ! Étoit-il quelque sentiment exquis, quelque vertu qui honore

l’humanité qui ne fut pas dans ton cœur ! Si je fais jamais quelque

chose de bon, d’honnete, si j’atteins à quelque chose de grand ce

sera parce que ton souvenir perfectionnera et enflammera encore

mon ame. O vous tous qui fûtes ses amis […], soyons nous au nom

d’Elle chers encore les uns aux autres, faisons en présence de sa

mémoire le bien que nous eussions voulu faire devant elle. Que du

haut du Ciel, où son ame est sans doute remontée elle le voye et y

applaudisse, que les hommes disent alors en nous distinguant

il fut

ami d’

Élisa,

et que cet eloge soit gravé sur nos tombeaux ». Guibert

décrit alors le tombeau qu’il souhaite pour Julie, « un monument

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simple comme elle », près d’une petite colline « au bas de laquelle

jaillira une source limpide », un « marbre recemment mouillé de nos

larmes » pour lequel il rédige cette épitaphe :

« à la mémoire

de Claire Françoise de l’Espinasse

enlevée le……

à ses amis, dont elle faisoit le bonheur

à une société nombreuse dont elle étoit le lien

aux Lettres qu’elle cultivoit sans prétention

aux malheureux qu’elle n’approcha jamais sans les soulager.

Elle mourut à l’âge de 42 ans. Mais si penser, aimer et souffrir est

ce qui compose la vie, elle vécut dans ce petit nombre d’années

plusieurs siècles ».

Bibliographie

 : Guibert,

Éloges du maréchal de Catinat, du chancelier

de l’Hospital, de Thomas de l’Académie française, suivis de l’éloge

inédit de Claire-Françoise de Lespinasse

(Paris, D’Hautel, 1806).

Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, écrites depuis l’année

1773, jusqu’

à l

’année 1773

… Nouvelle édition augmentée de l’éloge de

Mlle de Lespinasse, sous le nom d’Élisa, par M. de Guibert, et de

deux opuscules, de d’Alembert (Paris, Ménard et Desenne fils, 1815).

– Philippe de Flers, Thierry Bodin,

L’Académie française au fil des

lettres

(Gallimard, Musée des lettres et manuscrits, 2010, p. 140-145,

avec notice de Philippe de Flers).