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les collections aristophil

littérature

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LESPINASSE JULIE DE (1732-1776).

2 L.A., [1775 ?], à Jean-Baptiste

SUARD ; 2 pages in-4 avec adresse

et cachet de cire rouge aux armes, et

1 page in-8 avec adresse.

1 300 / 1 500 €

Belle lettre où s’épanche son cœur sensible.

Dimanche au soir

. « J’étois avec M

de

GEOF-

FRIN lorsque j’ai reçu votre lettre. Je n’ai

pu vous repondre. Elle ma dit qu’on avoit

conté cette plaisanterie à St Ouen et j’en

suis fachée, si lon vous en demande la

suite dites que vous l’ignorés, il faut que

cela reste là ; dites la même chose à M

rs

St

Arnaud et Morellet ; toute plaisanterie qui

sort de la societé où elle a été faite devient

ou une platitude, ou une mechanceté, lais-

sons donc

là cela

, et repetons sans cesse

avec M

de

Geoffrin,

voila qui est bien, mais

n’en parlons plus

. Je vais écrire un mot à

M. de MARMONTEL et à M. de Vaines et

puis je ne plaisanterai plus, je ne ferai plus

de

gayté

car en verité c’est forcer nature ».

Elle s’inquiète des problèmes de Suard : « Au

nom de dieu interessés vous à ce qui vous

regarde, je crains que vous n’y apportiés une

grande negligence et cette pensée me fait

souvent mal ; je vous desirerois du bonheur

si je croyois qu’il y en eut dans cette triste

vie, mais je me souviens quil peut y avoir

du calme et du repos et je voudrois que le

vôtre ne fut pas troublé par les inconvenients

attaché à la mauvaise fortune. Ce n’est pas

pour moi que je crains la pauvreté, elle ne

me paroit que la privation d’un avantage et

d’un bonheur, mais pour mes amis je la sens

comme la douleur et j’ai souvent besoin de

me distraire de cette pensée, elle penetre

mon ame d’une tristesse qui l’abat, parce que

je sens mon impuissance d’agir ; mon dieu

à quoi sert donc d’aimer, je vous aime de

toute mon ame et cela ne vous sera jamais

bon à rien, je ne vous ferai jamais eprouver

que le plaisir qu’une ame sensible et honete,

comme la votre, goute à adoucir les maux

d’une creature souffrante, malheureuse et

qui seroit tombée dans le decouragement si

votre amitié n’étoit venue à son secours »…

Ce mardi

. « Vous etes bien aimable de

repondre a ma pensée. Dans linstant même

je donois ordre qu’on allat savoir si vous eties

de retour, je ne pouvois pas atendre à diner

à m’en assurer ». TURGOT « s’est conduit

a merveille il sest mis a la place de Mr de

Vaines et cest que bien peu de gens savent

faire. Mais je crois que le cœur de M

r

de

Vaines reste bien oprimé ». Elle va aller au

Salon, et aimerait y rencontrer Suard. Elle

termine par ces mots : « J’ai souffert ces

jours ci et beaucoup ».

182.

LESPINASSE JULIE DE (1732-1776).

MANUSCRIT autographe ; 2 pages

oblong in-12.

600 / 800 €

Suite de pensées ou de vers

.

« Je suis comme un docteur helas ! je ne

sais rien.

Je ne sais que souffrir et non pas murmurer.

Ce monde, ce theatre et d’orgueil et d’erreur

est plein d’infortunés qui parlent de bonheur

tout se plaint tout gemit en cherchant le

bien être […]

Le passé n’est pour nous qu’un triste sou-

venir.

On me dit je vous aime et je crus comme

un sot

qu’il etoit quelque idée attachée à ce mot. […]

Plus d’amour et l’ennui detruisoit l’univers »...

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LESPINASSE JULIE DE (1732-1776).

L.A.S. « Lespinasse », « à 6 heures

du matin jeudi » [16 mai 1776], à

D’ALEMBERT ; 3 pages in-4, adresse

avec cachet de cire noire aux armes.

3 000 / 4 000 €

Bouleversante lettre testamentaire, une

semaine avant sa mort, à son fidèle soupi-

rant D’Alembert, dans le souvenir de son

amour pour le marquis de Mora

.

« Je vous dois tout, je suis si sure de votre

amitié que je vais employer ce qui me reste

de force à suporter une vie où je n’espere,

ni ne crains plus rien ; mon malheur est sans

ressource, comme sans consolation, mais je

sens encore que je vous dois de faire effort

pour prolonger des jours que j’ai en horreur.

Cependant comme je ne puis pas asses

compter sur ma volonté, et qu’elle pouroit

bien ceder à mon desespoir, je prens la

precaution de vous ecrire pour vous prier de

bruler sans les lire tous les papiers qui sont

dans un grand portefeuille noir, je n’ai pas

la force d’y toucher, je mourrois en revoyant

l’écriture de mon ami [le marquis de MORA].

J’ai aussi dans ma poche un portefeuille

couleur de rose où il y a de ses lettres que

je vous prie de bruler, ne les lisés pas ; mais

gardés son portrait pour l’amour de moi. Je

vous prie aussi de faire executer ce que je

demande dans mon testament que vous avés

entre les mains. Je ne laisse dargent que 50

louis », et elle doit mille livres à D’Alembert ;

mais on lui doit encore beaucoup d’argent,

dont les pensions de M. de La Borde, du duc

d’Orléans et de M. d’Albon (son demi-frère)…

« J’entre dans ce detail parce que je serois

fachée que mes dettes et les petits legts que

je fais ne fussent pas acquittés. Je ne me

rappelle pas si j’ai disposé du secretaire où

vous trouverés cette lettre ; mais dans ce

doute, je vous prie de l’envoyer chez M

r

de

GUIBERT, en le priant de le recevoir comme

une marque de mon amitié. Adieu, mon ami,

ne me regrettés pas, songés qu’en quitant

la vie je trouve le repos que je ne pouvois

plus esperer. Conservés le souvenir de M

r

de

Mora comme de lhomme le plus vertueux,

le plus sensible et le plus malheureux qui

exista jamais ». Elle demande de tâcher de

récupérer ses lettres au marquis de Mora :

« si elles peuvent vous revenir brulés les

sans les lire. Encore une fois oubliés moi

conservés vous, la vie doit encore avoir de

l’interet pour vous ; vos vertus doivent vous

y attacher. Adieu, le desespoir a seché mon

cœur et mon ame, je ne sais plus exprimer

aucun sentiment. Ma mort n’est qu’une foible

preuve de la maniere dont j’ai aimé M

r

de

Mora ; la sienne ne justifie que trop quil

repondoit à ma tendresse plus que vous ne

l’avés jamais pensé. Hélas ! quand vous lirés

ceci, je serai delivrée du poids qui m’acable.

Adieu mon ami adieu ».

Elle ajoute : « Un mot de moi à M

de

GEOF-

FRIN elle aimoit mon ami ».

Ayant inscrit l’adresse « A Monsieur / Mon-

sieur Dalembert », elle clôt sa lettre d’un

cachet de cire noire aux armes et ajoute à

côté : « Je veux etre enterrée avec la bague

que j’ai au doigt. Faites remetre tous ces

paquets à leur adresse. Adieu mon ami pour

jamais ».

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ALEMBERT JEAN LE ROND D’

(1717-1783).

L.A., Paris 29 juin [1776], au comte

de GUIBERT, « colonel du regiment

de Neustrie à Douai » ; 3 pages in-4,

adresse avec cachet de cire rouge à

son chiffre (petit manque par bris de

cachet ; copie ancienne jointe).

3 000 / 4 000 €

Très émouvante lettre après la mort de

Julie de LESPINASSE, survenue le 23 mai

.

[En écrivant cette lettre, d’Alembert, amant

malheureux ayant découvert la passion de

Julie pour le marquis de Mora, ignore encore

que Guibert était devenu l’amant de Julie de

Lespinasse, et donc son rival.]

Il évoque d’abord les livres que Julie de

Lespinasse a légués à Guibert… « À légard

de mon injuste & malheureuse amie, qui

létoit de tout le monde excepté de moi,

que ne donnerois-je pas, Monsieur, pour

que votre amitié pour elle et pour moi ne se

trompât point dans les assurances que vous

me donnez de ses sentimens ? Mais malheu-

reusement pour moi, et malheureusement

même pour sa memoire, la voix publique

ne s’accorde point avec la vôtre ; je crains

bien que vous ne vous y reunissiez, si j’ai

la force de vous instruire un jour de mille

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détails qui ne prouvent que trop combien la

voix publique a raison, quoique le public les

ignore, & que vraisemblablement vous les

ignoriez vous même. Après cela, Monsieur,

comment aurois-je le courage de m’occuper

d’un monument qui presque à tous les yeux

me rendroit ridicule, malgré le sentiment

qui m’entraineroit à l’ériger ? Helas ! tout

ce que je puis faire, c’est de concourir à ce

monument avec les dix ou douze personnes

qu’elle aimoit mieux que moi. Plaignez moi,

Monsieur, plaignez mon abandon, mon mal-

heur, le vuide affreux que je vois dans le reste

de ma vie. Je l’ai aimée avec une tendresse

qui m’a rendu le besoin d’aimer necessaire ;

je n’ai jamais été le premier objet de son

cœur ; j’ai perdu seize ans de ma vie, &

j’ai soixante ans. Que ne puis-je mourir en

ecrivant ces tristes mots, & que ne peuvent

ils être gravés sur ma tombe ! Ils inspireroient

pour moi tout l’interêt dont j’ai le malheur

d’etre digne. […] Mais que me font les regrets

du Public ? Helas ! je n’aurois desiré que

les siens, et elle est morte persuadée que

sa mort seroit un soulagement pour moi

 !

C’est ce qu’elle me disoit la surveille de sa

mort ! Adieu, Monsieur, j’étouffe, & je ne

puis en écrire davantage. Conservez moi

votre amitié. Elle feroit ma consolation si

[j’en] etois susceptible. Mais tout est perdu

pour moi, & je n’ai plus qu’a mourir. »

Archives du comte de GUIBERT (vente 14

octobre 1993, n° 75).

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