Previous Page  157 / 228 Next Page
Information
Show Menu
Previous Page 157 / 228 Next Page
Page Background

155

ACADÉMIE FRANÇAISE

1093

PROUST Marcel

(1871-1922).

L.A.S. « Marcel Proust », [vers le 22 mars 1912], à Jean-Louis

VAUDOYER ; 12 pages in-8.

4 000 / 5 000 €

Magnifique et longue lettre sur

Du côté de chez Swann

, sur ses

débuts difficiles et sur Ruskin

.

[Le 21 mars 1912,

Le Figaro

a publié, à la « une », avant la parution de

Du côté de chez Swann

chez Grasset, un extrait de

Combray

sous

le titre

Épines blanches, Épines roses

, avec le sur-titre « Au seuil du

printemps ».]

Il est content que Vaudoyer ait lu cet article. « Quand j’ai vu qu’une main

inconnue y avait ajouté ce titre déshonorant : “Au seuil du Printemps”

et une phrase absurde, j’ai tout de suite pensé à quelques artistes

dont vous êtes et à l’opinion qu’ils auraient de moi si ce journal leur

tombait sous les yeux. Mais j’ai pensé que c’était beaucoup d’orgueil,

parce qu’on ne fait pas si attention à ce qu’on lit, et que c’était aussi

manque de foi. Il me semble qu’un esprit prompt à dégager des lois

comme est le vôtre sent du premier coup quelles sont mes possibilités

et impossibilités littéraires et ne peut pas plus ajouter foi à : “Au seuil

du Printemps” qu’à un bœuf qui vole. Il y [a] aussi des lois naturelles

des esprits et le déterminisme les régit ».

Il attend les vers de Vaudoyer avec impatience, mais le prie de ne pas

venir le voir, à cause de son état de malade : « Je n’ai pas reçu mon

frère depuis un an, mon médecin depuis deux. Rien n’annonce la venue

de mes crises, rien leur fin, je fais chaque jour des fumigations qui se

prolongent sept, huit heures de suite. Le seul repas que je prends est

souvent reporté jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. Comment

pourrais-je recevoir quelqu’un. Sans doute il est des jours moins

mauvais. J’en profite pour me lever et sortir, mais je ne le sais pas

d’avance. Je ne peux que patienter ». Il tentera d’aller voir Vaudoyer

une fois son livre paru : « D’ici là je ne voudrais pas faire de trop

grande imprudence. […] Mon livre aura près de 8 ou 900 pages »...

Proust envie « votre pensée, votre talent, votre richesse innombrable

et diverse où se retrouvent tous les dons divers (hélas oui j’ai mis

deux fois divers) unifiés par l’originalité d’un esprit. Mais je vous

envie aussi de pouvoir si jeune avoir ainsi tribune et cimaise ». Et

Proust évoque ses propres débuts difficiles : « Songez […] qu’étant

lié avec le Directeur de la

Revue de Paris

Ganderax, […] des vers de

moi, une nouvelle de moi, une étude sur RUSKIN (commandée !)

ont fait des années antichambre chez ce galant homme qui a fini

partagé entre l’amitié que lui inspirait ma personne et l’horreur que

lui causaient mes écrits, par les refuser, par “devoir de conscience”.

L’étude sur Ruskin a failli paraître parce que Ruskin ayant fini par

vieillir et mourir dans l’intervalle, le manuscrit détestable comme

littérature se trouvait admirable comme actualité. Tout autre critique

se récusa. Le directeur-ami étant pris en ce dilemme de laisser sa

Revue sans nécrologie de ce grand homme ou de faire paraître ce

qui a été ensuite ma préface à

la Bible d’Amiens

, préféra encore le

premier désastre. Et la raison que pour tous ces écrits, il me donna

uniformément, tristement, affectueusement, de ses refus, était “qu’il

n’avait pas assez de temps à lui pour les

refaire

et les

récrire

”. Les

proses privées de cette collaboration ont été en rejoindre d’autres

pour faire

les Plaisirs et les Jours

, les vers s’y sont insérés etc. Je

ne vous continue pas la liste de mes déboires d’autant plus que je

les ai supportés avec une indifférence qui est au fond très mépri-

sable. Mais je suis si content de penser qu’un être tel que vous qui

mériterait d’être méconnu, a la chance d’être compris et aimé et de

jouir de cette audience de la grande publicité qui est bien précieuse,

car là seulement un hasard peut mettre en présence de nos paroles

le cœur fraternel et à jamais inconnu qui saura les ressentir. C’est

pour la même raison que ne sortant jamais je préfère aux réunions

“intimes” les grandes “tueries” où dans le flot de la foule on rencontre

parfois le visage qui fait ensuite longtemps rêver »...

Il ajoute un curieux post-scriptum : « Je ne sais s’il serait d’ailleurs

bien heureux que nous eussions ensemble une véritable conversation

car vous vous apercevriez très vite que nous n’aimons pas du tout

les mêmes choses (j’entends en littérature qui est la seule chose

importante). Et pourtant j’aime ce que vous faites. Or vous devez

faire ce que vous aimez »...

Correspondance

, t. XI, p. 67.