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avec humour et trivialité le caractère de Songeon, rebaptisé Clergeon par une hôtelière de la rue Monsieur-le-Prince, comme l’explique
Nadar en publiant ce texte dans son
Charles Baudelaire intime
(Blaizot, 1911, p. 59-63). Baudelaire se moque gentiment de la myopie et
des interminables discours de cet ami dont Baudelaire et Nadar avaient fait leur tête de turc, se livrant sans fin à des « clergeonnades »
dont voici un exemple.
Clergeon entre aux Enfers « d’un air délibéré, comme les gens timides. Il demande bientôt à voir le
règlement
de l’Enfer, et cherche
à prendre les Diables en faute. Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement prétendant qu’on a
changé
le feu. Rumeur
épouvantable de tous les Damnés qui trouvent qu’il fait bien assez chaud. [...] Il se plaint aussi de ce que
certaines gens qui ne sont point
d’ici
se soient glissées en Enfer, qui mériteraient tout au plus le
Purgatoire
. Nous ne voulons que des égaux, dit-il ; il faut que chacun
prouve qu’il est un parfait scélérat ! [...] Comme il emmerde tout le monde, on le fout dans un abîme insondable, d’où il remonte
bientôt avec une agilité sans égale. Car l’espoir d’avoir été remarqué par Proserpine lui donne des forces proportionnées à la difficulté de
l’entreprise. Il se glisse par des
anfractuosités
à
lui seul
connues, et va attendre la sortie de la Reine des Enfers à la
petite porte
. Il la suit
par l’escalier dérobé, et à peine entré dans la chambre, il jette sur la commode quinze francs, que les Diables, en le fouillant à son entrée,
ont oublié de lui retirer. Voilà pour vous, petite ! s’écrie-t-il d’une voix de stentor. Voilà comment un damné comme
moi
sait humilier
une Reine qui trahit son époux ! Proserpine, qui depuis six mille ans n’a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette.
Mais Clergeon ne perd pas de temps [...] il déshonorera Proserpine ; il l’enfilera, ou il y perdra son latin. Il se jette sur elle et lui plante
sa pine dans l’œil. Proserpine pousse un cri déchirant !!!!! Tous les Enfers sont sens dessus dessous. [...] Cependant Pluton, qui au fond
est un bon enfant, lui demande pourquoi il a commis de pareilles bêtises, et Clergeon lui répond, la main dans le gilet : Je croyais qu’en
Enfer on n’était jamais mal venu de prouver sa noblesse : ha ! ha ! – Si je me suis trompé, (
avec résignation et dignité
!) je suis prêt à subir
tous les châtiments que vous réservez à celui dont l’audace a dépassé vos prévisions. Pluton lui rend avec bonté ses lunettes tombées
dans la bagarre. Quoique personne ne lui en veuille, et que Proserpine éborgnée se soit contentée de dire :
Drôle de Bougre !
Clergeon
croit qu’il est prudent de prendre la fuite. À chacun de ses pas, il ébranle les montagnes. Il fuit ! Il fuit ! Dans une plaine de braise, il
aperçoit Nadar qui collectionne des salamandres, et il lui crie en courant :
Pends-toi, Brave Nadar ! Nous avons vaincu sans toi !
Car il est
convaincu qu’il a foutu Proserpine ! ». Et Baudelaire ajoute : « Tu vois qu’après 15 ans l’inspiration vit encore ».
Au bas de la page,
N
adar
a noté : « Folie envoyée par mon ami Baudelaire sur notre ami S...... »
Correspondance
(Pléiade), t. I, p. 580.
205.
Charles BAUDELAIRE
. L.A.S. « C.B. » (deux fois), 31 mai 1862, à sa mère Mme
A
upick
; 5 pages et quart in-8, les quatre
premières sur un bifeuillet de papier bleu.
4 000/5 000
L
ongue
lettre
à
sa mère
sur
l
’
état
de
ses
finances
.
Baudelaire accepte l’argent que sa mère compte lui envoyer, et
il lui réclame 100 francs de plus d’argent ; mais il ne pourra pas la
rembourser rapidement. Il rapportera certainement de l’argent : « je dois
considérer cet argent comme ne m’appartenant pas ; il appartient à toi et
à d’autres personnes. Toutes les sommes sur lesquelles je puis compter
appartiennent à quelqu’un ». Il promet à sa mère « des explications
concluantes ». Il a donné congé à son hôtel. « Je suis moins pauvre en
vêtements que tu le crois. Je rapporterai beaucoup de mauvais linge qui
sera très bon avec des manchettes et des cols neufs. Je consacrerai 300 fr.
au tailleur et au linge. Seulement il faut que je paye comptant. Si ce
n’est pas prêt au dernier moment, je ferai envoyer les objets à Honfleur.
Je veux avant tout partir. Je ne veux plus entendre parler de maisons
de confection, de vêtements tout faits. C’est infâme. – Seulement pour
le linge »... Il faut régler les petites dettes, les gages des domestiques,
les caisses, le voyage ; faire des comptes, des visites, et notamment à
A
ncelle
, « cet homme bégayant qui n’a aucun respect pour mon temps ! »
– visite qui effraie Baudelaire. Il promet à sa mère des explications : « La
disposition de tout mon argent (articles, droits d’auteur de toute sorte)
d’ici à trois mois. – Le récit des effroyables dégoûts om je suis tombé.
&c… » Il reproche à sa mère des « phrases terribles, qui m’ont fait penser
longuement et tristement. […] Cette douceur et ce demi-reproche m’ont
fait un mal salutaire »… Il espère cependant partir et être à Honfleur pour
la Pentecôte… « Tout ce que j’ai à produire paye mes dettes actuelles d’ici
à la fin de l’année, toi comprise, et comprise la soulte. Mais quel chien
de métier ! Quant à mon revenu, mangé pour cette année, je suis décidé
à le laisser dormir, et à le capitaliser indéfiniment,
quand même il n’y
aurait plus de Conseil judiciaire
. J’ai une peur horrible de la misère. Je
veux faire mes 6000 fr. de revenu »...
Correspondance
(Pléiade), t. II, p. 247.