ADER. Paris. Femmes de lettres et manuscrits autographes - page 292

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« Citoyens,
Trois cercueils en 4 mois.
La mort se hâte et Dieu nous délivre un à un.
Nous ne t’accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant, qui nous rouvres, à nous exilés, les portes de la patrie éternelle !
Cette fois l’être inanimé et cher que nous rapportons à la tombe, c’est une femme.
Le 21 janvier dernier, une femme fut arrêtée chez elle par le sieur B. commissaire de police à Paris. Cette femme jeune encore
elle avait 35 ans, mais estropiée et infirme, fut envoyée à la Préfecture et enfermée dans la cellule n° 1 qu’on appelle la
cellule
d’essai
. Cette cellule sorte de cage de 7 à 8 pieds carrés à peu près sans air et sans jour, la malheureuse prisonnière l’a peinte d’un
mot ; elle l’appelle
cellule-tombeau
. […] Au bout de ces 21 jours, le 14 février, le gouvernement de décembre mit cette femme
dehors et l’expulsa. La proscrite sortait du cachot d’essai avec les germes de la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique.
Le dénûment la força de voyager en plein hiver dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces affreux wagons découverts
qui déshonorent les riches entreprises des chemins de fer. […] elle était chassée de France, la Belgique la chassa. Elle passa en
Angleterre. Arrivée à Londres, elle se mit au lit. La maladie contractée dans le cachot, aggravée par le voyage forcé de l’exil, était
devenue menaçante. Elle resta gisante deux mois et demi. Puis espérant un peu de printemps et de soleil, elle vint à Jersey. […] Peu
de jours après son arrivée, elle se coucha ; elle ne s’est plus relevée. Il y a trois jours, elle est morte. […]
Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu
célèbre dans les faubourgs de Paris le nom de Louise J
ULIEN
sous lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvrière, elle nourrissait
sa mère malade ; elle l’a soignée et soutenue dix ans. Dans les jours de luttes civiles, elle faisait de la charpie et boîteuse et se traînant,
elle allait dans les ambulances et secourait les blessés de tous les partis. Cette femme du peuple était un poëte ; cette femme du peuple
était un esprit ; elle chantait la République, elle aimait la liberté, elle appelait ardemment l’avenir fraternel de tous les pays et de tous
les hommes ; elle croyait à Dieu, au peuple, au progrès, à la France, et elle versait autour d’elle comme un vase dans les esprits des
prolétaires son grand cœur plein d’amour et de foi. Voilà ce que faisait cette femme. M. B[onaparte] l’a tuée. Ah ! une telle tombe n’est
pas muette ; elle est pleine de sanglots, de gémissements et de clameurs. Une telle tombe parle, citoyens.
Citoyens, les peuples, dans le légitime orgueil de leur toute-puissance et de leur souveraineté, construisent avec le granit et le
marbre des édifices sonores, des enceintes augustes, des estrades sublimes, du haut desquelles parle leur génie, du haut desquelles se
répandent à flots dans les âmes les éloquences saintes du droit, du progrès et de la liberté » ; mais ces tribunes peuvent être renversées,
par l’action d’un traître et d’une bande de brigands, et « le misérable tyran vainqueur » croit avoir réduit le peuple au silence… « Mais
le tyran se trompe. – Citoyens, Dieu ne veut pas que le silence se fasse ; Dieu ne veut pas que le progrès, la liberté, qui est son verbe,
se taise, au moment où les despotes triomphants croient la leur avoir ôtée à jamais, Dieu redonne la parole aux idées » ; il reconstruit
la tribune détruite, « dans la solitude, […] avec l’herbe du cimetière, avec l’ombre des cyprès »… Et de ces cerceuils va sortir le « cri
déchirant de l’humanité, il en sort la dénonciation et le témoignage, il en sort l’accusation implacable qui fait pâlir l’accusé couronné,
il en sort la formidable protestation des morts ! Il en sort la voix vengeresse, la voix inextinguible, la voix qu’on n’étouffe pas, la
voix qu’on ne bâillonne pas ! – Ah ! M. B[onaparte] a fait taire la tribune ; c’est bien, maintenant qu’il fasse donc taire le tombeau ! »
Suit ce passage inédit : « La tombe, espèce de tribune sinistre, d’où l’idée sort, sur laquelle la liberté se dresse agitant le plus sacré
et le plus terrible des drapeaux, un linceul. Ah ! drapeaux pleins d’espérance ! Cette cloche funèbre qu’on entend sans cesse et qui
tinte par toute l’Europe sur les cadavres des martyrs, savez-vous ce qu’elle dit, citoyens ? Sonne-t-elle le glas de la proscription ?
Non ! elle sonne le glas de la tyrannie. Citoyens, prêtez l’oreille, écoutez-la bien, ce n’est pas le glas qu’elle sonne, c’est le tocsin,
ce n’est pas la mort qu’elle annonce, c’est la délivrance, c’est le réveil, c’est l’insurrection, la grande prise d’armes de la liberté,
l’insurrection, notre guerre sainte à nous ! »
Puis Hugo proclame : « Ô morts qui m’entourez et qui m’écoutez, exécration à Louis Bonaparte, exécration à cet homme. Et
quand viendra la victoire, longue et infamante expiation à ce misérable ! Malédiction sous tous les cieux, sous tous les climats,
en France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, à Rome, en Hongrie, en Pologne, malédiction aux violateurs du droit humain et
de 1a loi divine, malédiction aux pourvoyeurs de pontons, aux dresseurs de gibets, aux bourreaux des familles, aux tourmenteurs
des nations ! Malédiction aux proscripteurs des pères, des mères et des enfants ! Malédiction aux fouetteurs de femmes ! […] le
genre humain a besoin de ces cris terribles ; la conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la pitié. Exécrer les
bourreaux, c’est consoler les victimes. Maudire les tyrans, c’est bénir les nations »...
Mais il veut finir sur l’idée de Pitié et le rôle de la femme, « devant ce cercueil d’une femme, devant ce cercueil d’une sœur,
devant ce cercueil d’une martyre ! Pauline Roland en Afrique, Louise Julien à Jersey, Blanca Téléki à Pesth, […] et tant d’autres
encore. Sœurs, mères, filles, épouses, transportées, exilées, proscrites, torturées, suppliciées, crucifiées, ô pauvres femmes ! Oh !
quel sujet de larmes profondes et d’inexprimables attendrissements ! Faibles, souffrantes, malades, vieilles quelquefois et brisées par
l’âge, toutes ont été des héroïnes, plusieurs ont été des héros ! […] Ce n’est pas une femme que je vénère dans Louise Julien, c’est la
femme, la femme de nos jours, la femme digne de devenir citoyenne, la femme telle que nous la voyons autour de nous dans tout son
dévouement, dans toute sa douceur, dans toute sa majesté ! Amis, le rôle de la femme sera grand dans l’avenir, mais quel magnifique
prélude à ce rôle que de tels martyres si vaillamment endurés ! Hommes et citoyens, vous tous qui m’entendez ici, nous avons dit plus
d’une fois dans notre orgueil : Le dix-huitième siècle a proclamé le droit de l’homme ; le 19
e
siècle proclamera le droit de la femme ;
mais il faut l’avouer, citoyens, nous ne nous sommes pas hâtés, beaucoup de considérations, qui étaient graves, j’en conviens, et qui
voulaient être mûrement examinées, nous ont arrêtés ; et au moment où je parle, au point même où le progrès est arrivé, parmi les
meilleurs républicains, parmi les démocrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits excellents hésitent encore à reconnaître
dans l’homme et dans la femme l’égalité de l’âme humaine, et, par conséquent, l’assimilation, sinon l’identité complète des droits
civiques. Tant que la prospérité a duré, tant que la République a été debout, les femmes oubliées par nous, se sont oubliées elles-
mêmes ; elles se sont bornées à rayonner comme la lumière, à échauffer les esprits, à attendrir les cœurs, à éveiller les enthousiasmes,
à montrer à tous le bon, le juste, le grand et le vrai. […] Elles qui pouvaient être l’âme de la cité, elles ont été simplement l’âme de
la famille. À l’heure de l’adversité, elles ont cessé d’être modestes ; à l’heure de l’adversité elles nous ont dit : Nous ne savons pas si
nous avons droit à votre puissance, à votre liberté, à votre grandeur, mais ce que nous savons, c’est que nous avons droit à votre misère.
Partager vos souffrances, vos accablements, vos dénûments, vos sacrifices, vos exils, votre abandon si vous êtes sans asile, votre faim si
vous êtes sans pain, c’est là pour nous le droit de la femme, et nous le réclamons. – Ô mes frères ! et les voilà qui nous suivent dans
le combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous devancent dans le tombeau ! »
Les Neuf Muses
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