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STENDHAL.

Lettre adressée à Domenico Fiore.

Sans lieu

[Naples],

14 janvier 1832.

Lettre autographe signée d’un pseudonyme “A.L. Féburier” ; 12 pages in-4.

Exceptionnelle et “stendhalissime” lettre adressée de Naples à son ami Domenico Fiore :

c’est une des plus belles et des plus longues du romancier.

Réfugié italien à Paris, modèle du comte Altamira dans

Le Rouge et le Noir,

Domenico di Fiore était un

des proches de l’écrivain. C’est grâce à lui que Stendhal fut nommé consul de France à Trieste, puis à

Civitavecchia. (Fiore était lié au comte Molé, ministre des Affaires étrangères du roi Louis-Philippe.)

Ancien avocat de Naples, Domenico Fiore avait participé à la révolution de 1799.

Je pense sans cesser à vous depuis que je suis ici, ce qui fait que je vous écris sans avoir rien à vous dire

.”

Et pourtant, la lettre invite son destinataire à un véritable récit de voyage, où se mêlent intrigues

amoureuses, soirées mondaines, portraits sans fard et découvertes.

Au croquis qu’il a dessiné en tête, Stendhal joint une explication :

L’image ci-jointe est la cause de ma venue, figurez-vous une lave de 8 à 10 pieds de large qui sort exactement

du bord du ci-devant cratère (lequel est plein ce qui annonce une grande irruption disent les Vésuvistes).

[…]

Hier donc à 2 heures je suis arrivé à la source de la lave et y suis resté tout ébaubi d’admiration jusqu’ à deux

heures de nuit. Il y avait là pour commencer par rang d’utilité, un polisson qui vendait du vin et des pommes

qu’il fesait cuire sur le bord de la lave. Ce polisson a fait mon bonheur. II y avait le Prince Charles celui

que l’on dit fils d’un anglais, parce qu’il est moins énormément rond que le King et ses autres frères. Il fesait

imprimer des morceaux de lave comme on imprime des oublies, avec des moules de bois, et à tout moment

les moules prenaient feu.

[…]

Les chambellans du prince empêchaient les curieux de rester à l’endroit vers

le quel S.A.R. roulait ses pas impérieux. Rien de plus ridicule qu’un chambellan à cette hauteur. Le prince

changeant de place à tout moment j’ai bravé le chambellan sans y songer et le prince a été très honnête pour

les français. J’étais là avec M. de Jussieu de l’Institut mon ami ; c’est un esprit fin et dégoûté de tout comme

Fontenelle, il me tient pour fou.

[…]”

Suit le récit d’un bal auquel assistait le roi :

J’ai passé 6 heures au charmant bal de M. de Latour Maubourg où le Roi était, et je vous assure le moins

fat, le moins affecté de tous les porteurs d’uniforme qui se trouvaient là. Il a fait ma conquête. Il ne marche

pas, il roule comme Louis XVI, dit-on. Avec cela et garni d’énormes éperons il veut danser. Mais qui n’a pas

des prétentions, celles du King ne s’étendent pas au delà de danser comme vous allez voir.

Il avait engagé Mlle de La Ferronays la cadette qui rougissait jusqu’aux épaules de danser avec un roi. Ces

épaules étaient à 2 pieds de mes yeux. Le Roi a dit Ah ! mon dieu, M

lle

. Je vous ai engagée croyant que c’était

une contredanse, et c’est une galoppe je ne sais pas cette danse. J’ai dansé bien rarement la galope, a dit la

D

lle

, prononçant à peine. Ils avaient l’air fort embarrassés. Enfin le Roi a dit : Voilà le premier couple qui

est parti qui ne s’en tire pas trop bien, espérons que nous ne nous en tirerons pas plus mal, et le bon Sire s’est

mis à sauter, il est fort gros, fort grand, fort timide vous jugez comment il s’en est tiré. Ses éperons surtout le

gênaient horriblement.

[…]

J’ai écrit 20 pages sur l’état actuel politique elles vous ennuieraient. Ce qui est incroyable incompréhensible,

contradictoire avec les mœurs du 19

ème

siècle, c’est qu’on prétend que ce grand jeune homme, qui a le derrière,

si gros a de la fermeté. Je ne veux pas dire de la bravoure chose si inutile à un roi ; il a la force d’avoir une

volonté et d’y tenir. Si cela se confirme c’est mon héros. Commençant ainsi à 22 ans, il sera roi d’Europe à 50.

On le dit peu puissant, ce qui ne l’empêche pas de parler constamment à une anglaise à la mine pointue ; le

mari véritable aristocrate est ravi. Pour combler sa joie le prince Charles fait la cour à la sœur de sa femme.

Ce prince Charles n’est qu’un fat sans figure, comme le prince héréditaire de Bavière qui vient en Italie se

former le cœur et l’esprit est un fat avec figure.

M. de Latour a fait ma conquête. C’est un homme raisonnable, chose diablement rare dans ce métier je vous

le jure. Avez-vous lu une note de M. de Chateaubriand dans ses Discours historiques ? Mettez quatre dièzes

# à ce qu’il révèle et vous n’y serez pas encore.

On ne vit qu’avec les ultras d’un pays qui encore pour vous faire la cour, vous cachent, ou s’abstiennent de

parler devant vous de tout ce qui peut vous choquer.

[…]”