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Littérature
trésors : « Cette revue dépasse en éblouissemens les plus merveilleux
contes arabes, et la pauvreté moderne reste confondue devant cette
accumulation de richesses antiques »... Ou encore, à propos de la
bataille : « M. Gustave Flaubert est un peintre de batailles antiques
qu’on n’a jamais égalé et que l’on ne surpassera point. […] Quelle
effrayante peinture que celle de ces éléphans aux défenses aiguisées
de pointes en fer, au poitrail plastronné d’un disque d’airain, au dos
chargé de tours pleines d’archers et dont la trompe barbouillée de
minium fauche avec le coutelas qu’y fixe un bracelet de cuir les
têtes et les bras des combattants ! […] M. Gustave Flaubert n’est pas
moins habile aux sièges qu’aux batailles. […] On ne saurait imaginer
la furie et l’acharnement de ces assauts qui paraissent décrits par
un témoin oculaire tant ils sont rendus avec une fidélité vivante »...
Et, plus loin, lors de la « décisive et suprême bataille. Après tant de
combats on pourrait croire M. Gustave Flaubert fatigué de sang et
de carnage. Il n’est en rien. Cette dernière tuerie, où les combattans
ayant brisé leurs armes se mordent au visage comme des chiens,
étincelle de beautés affreuses. On en suit les poignantes péripéties
avec une anxieuse horreur »...
Pour conclure, Gautier fait un éloge soutenu de l’art de Flaubert,
de son « impersonnalité absolue ». Flaubert « possède au plus haut
point l’objectivité rétrospective. Il
voit
, nous soulignons exprès le
mot pour lui donner toute sa signifiance spirituelle, les choses qui
ne sont plus dans le domaine de l’œil humain avec une lucidité toute
contemporaine. Dans son livre, Carthage, pulvérisée à ce point qu’on
a peine à en délimiter la place, se dresse d’une façon aussi précise
qu’une ville moderne copiée d’après nature. C’est la plus étonnante
restauration architecturale qui se soit faite. […] Ce don de résurrection
que M. Gustave Flaubert possède pour les choses, il n’en est pas
moins doué à l’endroit des personnages. Avec un merveilleux sens
ethnographique, il rend à chaque race sa forme de crâne, son masque,
sa couleur de peau, sa taille, son habitude de corps, son tempérament,
son caractère physique et moral. […] De ce fourmillement colossal de
multitudes remuées avec la plus magistrale aisance, se détachent les
figures du drame : Hamilcar, Hannon, Mathô, Spendius, Narr’Havas,
Salammbô, Schahabarim […] Pour peindre ces personnages de
types si divers, M. Gustave Flaubert a su trouver les teintes les plus
délicates et les plus vigoureuses. Si rien n’est horrible comme le
suffète lépreux, rien n’est plus suave que cette Salammbô faite de
vapeurs, d’aromes et de rayons. La terreur et la grâce, il a tout, et il
sait rendre les putréfactions des champs de bataille comme l’intérieur
chatoyant et parfumé des chambres virginales. […] Aucune imagination
orientale n’a dépassé les merveilles entassées dans l’appartement
de Salammbô. Les yeux modernes sont peu habitués à de telles
splendeurs. Aussi a-t-on accusé M. Gustave Flaubert d’enluminure,
de papillotage, de clinquant ; quelques mots de physionomie trop
carthaginoise ont arrêté les critiques. Avec le temps, ces couleurs
trop vives se tranquilliseront d’elles-mêmes. Ces mots exotiques, plus
aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Flaubert
apparaitra tel qu’il est, plein, robuste, sonore, d’une originalité qui ne
doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle
lorsque le récit n’exige pas d’ornement – le style d’un maître enfin !
Son volume restera comme un des plus hauts monuments littéraires
de ce siècle. Résumons, en une phrase qui dira toute notre pensée,
notre opinion sur
Salammbô
: ce n’est pas un livre d’histoire, ce n’est
pas un roman, c’est un poëme épique ».