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Littérature
cette mythologie asiatique ressemblent fort à
ceux de l’incrédulité européenne : ce sont des
serpents interminables, l’épée des héros leur
coupe la tête et leur mission est de mourir
sous leurs crocs affamés – en attendant, ils
habitent dans le désert, se terrent dans le
sable des ruisseaux asséchés ou grimpent
sur les collines pour y goûter l’humidité des
nuages. Les génies sont le yin de la croyance
musulmane : Dieu le Miséricordieux les a
fait engendrer par un tigre et une louve de
feu dans le dernier sous-sol de l’enfer ;
quelques-uns se sont convertis à l’islam,
d’autres non. Ils peuvent prendre la forme qui
leur convient : ils se déguisent en hommes,
en ânes, en caniches, en flammes et parfois
en voitures. Ils établissent leur demeure
dans les fours, dans les maisons en ruine,
dans les décombres, dans les bains, dans
les citernes, dans les foyers d’ordures »…
La notion du temps qui se dégage de ces
contes est l’occasion d’un parallèle avec
SHAKESPEARE et JOYCE : « Dans ces
récits chimériques du Turkistan, le temps
n’est pas simplement dilaté : il s’agit d’une
aisance de rêverie. Shakespeare, suivant sa
propre métaphore, fit tenir les événements
de plusieurs années dans un tour de cadran ;
Joyce, dans un geste apaisant, ralentit la
fugacité du temps et déploie sur sept cents
pages prolixes la journée d’un homme. Le
temps qui gouverne nos contes n’est ni le
précipité de Shakespeare ni le maniaquement
étendu de James Joyce – c’est un temps
indéfini, léger, qui ne pèse pas sur les faits
et dont nous ignorons s’il doit être mesuré
en jours ou en années – en calendriers ou
en crépuscules »… La fin du texte introduit
une réflexion de portée philosophique
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CAMUS Albert (1913-1960).
L.A.S. « AC » (minute), 22 juillet
[1952 ?] ; 1 page in-8, en-tête
Librairie
Gallimard
.
1 000 / 1 200 €
Refus de l’entrée de l’Espagne franquiste
à
l
’UNESCO
(l’Espagne en deviendra membre
le 30 janvier 1953).
« Qui ne vous donnerait raison ? Mais
quand on prend
l’initiative
de faire rentrer
l’Espagne à l’UNESCO, si je ne proteste pas
sous prétexte que la Tchécoslovaquie s’y
trouve déjà, la Tchécoslovaquie trouvera
simplement un argument de plus pour rester
à l’UNESCO et pour rester ce qu’elle est. Ce
qui aussi bien renforcera sans délai la position
et la conviction de Franco. Ce jeu-là n’a pas
de fin que la destruction de tout ce qui vaut
pour nous. [ ] Je partage votre méfiance
à l’égard de ceux qui dénoncent Franco et
soutiennent le système concentrationnaire
de l’Est. Je ne suis pas de ceux-là, et il est
douteux actuellement qu’ils aient le courage
de mêler leur signature à la mienne »…
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CÉLINE Louis-Ferdinand
(1894-1961).
L.A.S. « Destouches », Berlin le
20 [décembre 1932], à Lucien
DESCAVES ;
3 pages in-8.
1 200 / 1 500 €
Remerciements pour la campagne que mène
Descaves en faveur du
Voyage au bout
de la nuit
.
« Même ici je suis averti de la campagne
énorme que vous faites en ma faveur. Vous
ajoutez si possible à ma confusion… De plus
en plus il faut que je convienne que votre
intervention aura fait plus pour son succès
que 600 pages indigestes. Comme je dois
être haï déjà par tant de gens ! – C’est le
côté bien triste, par moi irréparable, de cette
soudaine notoriété. Enfin heureusement votre
amitié suffit à tout. Je me sens un vieillard
pénible à vos côtés – Le jour des barricades
vous monterez le premier tant pis. Que vous
dire de Berlin ? Prenez 1/3 de ce qui s’écrit
dans les journaux et vous y serez »…
sur la causalité, la magie et nos propres
préjugés rationalistes : « Le merveilleux et
le quotidien se mêlent, et il est manifeste
que, pour le narrateur, aucune hiérarchie
ne vient les séparer ou de les classer. Il y
a des anges, de la même manière qu’il y a
des arbres : c’est une des réalités du monde.
La magie est un épisode causal, c’est un
type de causalité comme bien d’autres.
Pour tuer un homme à distance, on peut
le transpercer d’une flèche ; mais on peut
tout aussi bien pétrir une statuette d’argile
à sa ressemblance et la transpercer jusqu’à
ce que son modèle meure. Nous autres,
qui avons perdu la foi au sortilège, et qui,
même si nous l’acceptions, ne manquerions
pas de distinguer subtilement son efficacité
surnaturelle des effets naturels entraînés
par une loi connue, nous affirmons que les
jeteurs de sorts se trompent, qu’il n’y a rien
de commun entre notre image et nous, mais
cependant, nous nous croyons offensés si
en proférant notre nom, qui n’est qu’un mot,
on y associe un autre mot d’injure. Nous
parlons de lois naturelles, et tout lecteur
d’Edward Carpenter ou d’Ernst Mach sait
que ces lois ne sont rien d’autre que des
fictions munificentes que nous avons nous-
mêmes inventées. […] Leur vie est voisinage
de mythe, de rêve, de toute possibilité. C’est
pourquoi je me suis accroché à leurs contes,
pour me sentir étranger dans la vie, pour me
la rendre étrangère, pour feindre d’en avoir
la nostalgie ».
« Su vida es cercanía de mito, de soñación,
de cualquier eventualidad. Por eso me
he arrimado a sus cuentos, par sentirme
forastero en la vida, para extrañármela, para
jugar a la nostalgia con ell. »