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Paul Dubois, modèle du docteur Du Boulbon dans la
Recherche
—
S.l., [
13
novembre
1903
]. Lettre n°
9
(«
12
»).
M
on
oncle
est
allé
voir
le
D
r
D
ubois
qui lui a dit : "je ne peux rien vous faire, vous n'avez rien". Mon oncle
a été persuadé et en somme cela a plutôt amélioré son état.
E
n
somme
monsieur
F
rance
dans
son
admirable
discours
sur
R
enan
avait
tort de dire que nous n
'
avons
pas de
prophètes
en occident
. E
n
voila un
[allusion au discours
que prononça France lors de l'inauguration de la statue de Renan à Tréguier le
13
septembre
1903
].
Et tu prouves que
nous avons aussi des poètes. Ton admirateur et ton ami, Marcel Proust
»
Célèbre professeur de neuropathologie, le docteur Paul Dubois,
tenait une clinique à Berne, et publia plusieurs
ouvrages dont
De l'influence de l'esprit sur le corps
(
1901
). Fernand Gregh avait reçu ses soins en
1900
, et Proust, qui
songerait à aller le consulter en
1905
, le recommanda à son oncle Denis-Georges Weil. Citant les théories de Dubois
dans les notes de sa traduction de
Sésame et les lys
de Ruskin,
Proust transposerait également l'anecdote de la
visite de son oncle au docteur dans le coté de Guermantes
: Dubois dit à Weil qu'il n'était pas malade et celui-ci
en ressentit immédiatement un mieux, comme il advient à la grand-mère du Narrateur auprès du docteur Du Boulbon.
Proust ferait également mourir son personnage de l'urémie qui emporterait son oncle.
L'oncleWeil, personnage amical de l'enfance heureuse de Proust.
Frère de la mère de Proust, Denis-GeorgesWeil
représente un parfait exemple de l'union familiale que Proust connut dans son enfance, qui se caractérisait par une étroite vie
commune et un amour partagé de la conversation – l'oncleWeil tint de longues causeries littéraires avec l'écrivain au point
parfois d'en oublier l'heure de se rendre au tribunal où il occupait une charge de magistrat. Il fut en outre copropriétaire
avec madame Proust de l'immeuble du boulevard Haussmann où Proust viendrait habiter à partir de
1906
.
Brillante mise en œuvre
des outils conceptuels esthétiques du jeune Proust
—
S.l., [
4
juin
1904
]. Lettre n°
10
(«
6
»).
À l'occasion de la critique élogieuse qu'il adresse ici à Gregh sur son recueil poétique
Les Clartés humaines
paru le
4
juin
1904
(dont il cite des passages concernant Victor Hugo), Proust expose avec une grande précision ses conceptions
esthétiques encore marquées par les cours de philosophie d'Alphonse Darlu. Il cite notamment les poèmes « Rêve »,
« Femmes au jardin », « L'Aube et le matin », « Une fleur », « Songes d'un jour d'été » du recueil de Gregh, ainsi qu'un
article de celui-ci sur Verlaine, qui venait de paraître dans
Le Figaro
du
7
avril
1904
.
«
M
on
cher
F
ernand
,
te
rappelles
-
tu
ce
qu
'
on
nous
disait
de
la
métaphysique
d
'A
ristote
.
Avant lui l'erreur des
matérialistes croyant par l'analyse trouver la réalité dans la matière, l'erreur des platoniciens la cherchant en dehors
de la matière dans des abstractions ; Aristote comprenant qu'elle ne peut être dans une abstraction, qu'elle n'est pas
pourtant la matière elle-même mais ce qui en chaque chose individuelle est en quelque sorte derrière la matière, le
sens de sa forme et la loi de son développement.
A
insi
pourrait
-
on
dire
de
ta
poésie
,
ni matérialistement
descriptive
,
ni
abstraitement
raisonneuse
,
mais qui
en
tout dégage
,
de
la
forme même
,
l
'
esprit
individuel
et
transcendant qu
'
il
y
a
en
chaque
chose
,
en
chaque
chose de
la nature
et de
l
'
homme
, que ce soient :
"Les yeux petits d'Hugo, mouillés par la
paupière / Petits mais où l'immense univers a tenu, / Ces yeux las, usés, hagards un peu",
ou dans son front
"Deux plis
élus parmi la matière infinie / Pour être les sillons illustres du génie",
ou la clarté
"Que sans fin après eux traînent les
soirs d'été"
, ou l'aube
"Où les feuilles au vent ne tremblent qu'une à une"
, ou la forêt qui "recommence"
"Profonde
pleine encor de biches et de louves".
T
oi même as donne
le
plus
parfait
exemple de
la métaphysique qu
'
est
ta
poésie dans
la merveilleuse
pièce
appelée
"U
ne
fleur
"
et dont
les dix derniers
vers
,
par
le
soudain
approfondissement de
la
pensée
et
l
'
éternité
atteinte
dans
cette
petite
fleur
,
sont
parmi
les
choses
les
plus
complètement
belles
que
tu
aies
écrites
.
Voilà, cher ami, ce que je me disais en feuilletant le livre que j'ai reçu tout à l'heure et où j'ai déjà retrouvé quelques-
uns de ces chefs-d'œuvre qui, encore inédits pour ainsi dire, semblent déjà classiques, la certitude de durée que donne
leur style admirable nous donnant l'illusion qu'ils sont déjà très anciens (pendant spirituel de l'illusion du train qui
semble marcher par rapport à l'autre).
E
t
de même
j
'
essayais
de
dégager
ta morale
:
plus
vraie
que
le
pessimisme
,
plus
vraie que
l
'
optimisme
,
connaissant
toutes
les douleurs de
la
vie
,
mais
y
trouvant
la
joie
,
ni
pessimisme
,
ni optimisme
,
le
vitalisme
.
Oui, certes, ton nom est un de ceux qu'ajouteront à
[la]
liste glorieuse ceux qui après toi s'adresseront "Au
vent d'automne"
[poème du recueil
La Beauté de vivre
de Fernand Gregh].
Et les "Songes d'un jour d'été" resteront à
la fois ton Art poétique et ton Évangile.
Cher ami, je suis fatigué ce soir. Sans cela je t'aurais dit comment ayant été très malade je n'ai pu te remercier de ta
gentille lettre, ni
te
féliciter
de
ton
superbe
article
sur
V
erlaine
.
Et pour ne pas écrire davantage ce soir, je t'envoie
simplement ma fidèle et admirative amitié. Marcel Proust
»