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Lettre accompagnant l'envoi de
3
textes de Proust pour le n°
6
de la revue
L
e
B
anquet
qui devait paraître
au début de novembre
1892
. «
La Mer
», rêverie inspirée par les paysages marins de Trouville, datée de septembre
1892
, serait intégrée en
1896
dans
Les Plaisirs et les jours.
Proust y aborde avec magie le grand thème baudelairien
du paysage marin, qui lui était si cher, et qui lui inspirerait parmi les plus belles pages d'
À l'Ombre des jeunes filles
en fleurs
. «
Portrait de madame XX
», éloge littéraire d'Elena Goldschmidt-Franchetti, épouse de Guillaume Beer,
connue en littérature sous le pseudonyme de Jean Dornis : Proust alla déjeuner quelquefois dans le pavillon qu'habitait
à Louveciennes cette élégante qui fut aussi célébrée par Leconte de Lisle dans son poème « La Rose de Louveciennes ».
Une importante critique de Régnier
, consacrée au recueil poétique de celui-ci
Tel qu'en songe
. B. F. paru le
14
mai
1892
. Proust y « précise certains principes [de son esthétique], acquis définitivement : au-dessus de l'intelligence, il y a
"une raison supérieure, une et infinie comme le sentiment, à la fois objet et instrument" des méditations des philosophes.
La poésie, c'est l'œuvre de "ce sentiment mystérieux et profond des choses". » (Jean-Yves Tadié,
Marcel Proust
, Paris,
Gallimard, Folio,
1999
, t. I, p.
249
).
Baudelaire, Molière
Anatole France (Bergotte dans la
Recherche
)
et Alphonse Darlu (Beulier dans
Jean Santeuil
)
—
S.l., «
mardi
», [
3
décembre
1901
]. Lettre n°
7
(«
8
»).
Marcel Proust venait de parcourir La Fenêtre ouverte, recueil d'articles et critiques littéraires de Fernand Gregh, et s'était
notamment attardé sur trois des textes publiés : une critique du roman de Gabriele D'Annunzio, Le feu (
1900
), et deux
critiques d'Henri de Régnier, l'une portant sur le recueil
Figures et caractères
(
1901
), l'autre sur la nouvelle « La Courte
vie de Balthazar Aldramin, vénitien » du recueil
Les Amants singuliers
(
1901
).
«
Cher ami, je te remercie infiniment de ta lettre mais,
comme
pourrait dire monsieur
D
arlu
, "
les
poètes donnent
sans
compter
"
, et je ne voudrais pas que tu te croies un jour obligé par ta généreuse et ton imprudente promesse qui me ferait
dans les dédicaces de ton œuvre une place à laquelle je n'ai pas droit. Si les vers de Baudelaire cités l'autre jour devaient
encore s'appliquer, je craindrais cette fois que mon nom ne
"Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon"
[citation de
« Spleen et Idéal » de Baudelaire dans
L
es
F
leurs du mal
]
J
e
viens de
lire
le
superbe
et
terrible
article
sur
Le Feu
d
'A
nnunzio que
tu
as
vraiment
fait
passer
par
les
épreuves du
feu
.
Du livre il ne reste plus que l'indestructible. Mais il a dû te falloir beaucoup de courage pour contrister ainsi un
grand écrivain qui de plus t'était sympathique.
T
on
R
égnier
est merveilleux mais
un
peu
sévère
à mon
gré
.
Comme prosateur je te trouve tous les jours plus étonnant
et "La Courte vie de Baldassare Aldramin" m'a beaucoup plu. C'est à peu près tout ce que j'ai encore lu de
La Fenêtre
ouverte
, étant trop souffrant pour lire beaucoup à la fois.
M
ais
j
'
ai aperçu des
choses qui m
'
ont
rempli de
joie
comme
l
'
explication du débit de monsieur
F
rance quand
il
parle
.
Veux-tu avoir l'amabilité de dire à ton frère
[le futur compositeur et éditeur de musique Henri Gregh]
que je le remercie
bien sincèrement de m'avoir invité à son mariage et que mon état de santé me prive malheureusement d'y assister. Cela
m'est matériellement impossible. Surtout ne prends pas la peine de me répondre, il n'y aurait plus de raison pour que
cela finisse : "Et lui d'une troisième aussitôt repartant / D'une troisième aussi j'y repars à l'instant. / ... / Ne voulant
point céder et recevoir l'ennui / Qu'il me pût estimer moins civile que lui"
[citation des
F
emmes
savantes
de Molière,
acte II, scène
5
].
Ton très affectionné Marcel Proust
»
Proust et Fernand Gregh chez Anatole France
: Proust, qui fréquentait depuis
1889
le salon de madame Arman
de Caillavet et d'Anatole France (dont il fit le modèle principal du personnage de Bergotte dans la
Recherche
, y introduisit
Fernand Gregh durant l'été de
1892
. Ils y furent les témoins privilégiés des discours de l'écrivain. Proust vante dans la
présente lettre un autre article publié par Gregh dans
La Fenêtre ouverte
, décrivant le talent de causeur d'Anatole France.
Proust révélé à lui-même par le professeur Darlu.
Proust étudia longtemps la philosophie auprès d'Alphonse
Darlu, d'abord à partir de
1888
au lycée Condorcet, puis en cours particuliers pour passer sa licence. Personnalité haute
en couleurs, sarcastique, destructrice, même, Alphonse Darlu (
1849
-
1921
) était qualifié de « joli cerveau » par Anatole
France et fut un des rares à se voir épargné par les critiques que Bergson adressait au monde universitaire. Il cherchait à
former des esprits autant qu'à enseigner un corpus philosophique, et poussait ses élèves à penser par eux-mêmes. Proust
le cita avantageusement dans la préface de son livre
Les Plaisirs et les jours
(
1896
), l'évoqua sous les traits du professeur
Beulier dans
Jean Santeuil
, en partie sous ceux de Bergotte dans la
Recherche
, et transposa dans son œuvre ses idées sur
l'irréalité du monde sensible.