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Proust dans le jeu des revues littéraires, au retour d'une croisière en mer
—
S.l.,
22
août
1904
. Lettre n°
11
(«
15
»).
Souvenir d'une croisière qui inspirerait à Proust deux passages de la
R
echerche
: l'écrivain était parti le
9
août pour s'embarquer au Havre sur le yacht
Hélène
, qui appartenait au banquier et régent de la Banque de France
Paul Mirabaud. Il vogua jusqu'à Cherbourg, Guernesey, Saint-Malo et Dinard, en compagnie de son ami Robert de
Billy, gendre de Mirabaud, et plusieurs autres personnes dont madame Fortoul, future maréchale Lyautey. Proust s'y
épuisa, eut des crises d'asthmes, mais revint à Paris le
14
août avec la mémoire pleine de beaux spectacles « de nature et
d'humanité ». Il s'en inspirerait en partie pour écrire le passage d'
À l'Ombre des jeunes filles en fleurs
dans lequel Elstir
évoque les toilettes des femmes sur les yachts modernes, et celui d'
Albertine disparue
dans lequel le Narrateur promet
à Albertine de lui acheter un yacht pour la faire revenir.
Raffinement tout byzantin de l'amitié proustienne.
La présente lettre concerne un article intitulé « Fernand
Gregh », paru le
15
août
1904
dans la revue
La Renaissance latine
dirigée par le prince Constantin de Brancovan :
dans cet article, Gaston Rageot ironise sur la réputation usurpée du poète, fondée selon lui plus sur le charme de sa
personnalité immature que sur un style trop éclectique. Ami de Constantin de Brancovan comme de Gregh, Proust
cherche ici à se maintenir dans une position médiane ménageant l'un et l'autre.
«
M
on cher
F
ernand
,
en rentrant à
P
aris après quelques
jours
passes
en bateau
(
cela
t
'
avait
-
il
fait du bien ou du mal à
toi
,
le
yacht
?)
, j'ai trouvé
La Renaissance latine
et j'ai été péniblement impressionné par l'article qui t'y est consacré.
Ce serait plus de tact de ma part de ne pas t'en parler, et à vrai dire ce serait aussi plus de sagesse tant la chose a, à
tous les points de vue, peu d'importance.
M
ais
je
sais quelle
nécessité délicate
est
chez
toi
l
'
enveloppe
harmonique de
ta
sensibilité
,
de
ton
imagination
et de
ton
cœur
,
et
j
'
ai
peur que
ces
choses absurdes ne
t
'
aient
ennuyé
,
et
je me
suis dit
que
peut
-
être
la
pensée
affectueuse
de
quelqu
'
un
qui
en
a
été
irrité
,
puis
en
a
compris
l
'
insignifiance
absolue
,
te
sera
d
'
un
bon
réconfort
.
L'article sera par lui-même une bonne réclame car les gens
[ne]
lisent pas, et encore là faudrait-
il lire "entre les lignes", ce qui serait trop leur demander.
Q
uant
aux
personnes
qui
lisent
un
article
ou
la
beauté
des
parnassiens
(
c
'
est
-
a
-
dire
essentiellement
une
beauté
privilégiée
,
la
beauté de
certaines
choses
et
non d
'
autres
,
par
conséquent
la
non
-
beauté
des
choses
en
elles
-
mêmes
,
de
la
vie
en
elle
-
même
)
est
assimilée
à
la
beauté
de
vivre
,
à
ta
conception de
la
beauté
,
quelle
importance un
pareil
article
peut
-
[il]
avoir
,
sinon de montrer
la grande
place que
tu
as
prise
et la faiblesse des arguments auxquels sont obligés d'avoir recours ceux qui prétendent te la contester.
Cet article ne m'a donné qu'un regret.
C
onstantin
[de Brancovan]
m
'
avait
autrefois
promis
la
critique
littéraire dans
sa
revue
,
non seulement promis mais spontanément offerte. Sans m'en prévenir, il l'a donnée à un autre et nous avons été à
cette occasion entièrement brouillés, car je n'avais pu supporter sans éclat cette manière de faire. Depuis nous nous sommes
complètement réconciliés car il a agi très délicatement et j'ai oublié ce passé. Mais en voyant la manière absurde dont mon
"usurpateur" parle de toi, j'ai regretté pour la première fois de ne pas avoir eu le droit de tenir la plume à sa place. N'est-ce pas,
ne t'agite pas d'une chose idiote, ne t'en énerve pas, je t'assure que c'est comme si cela n'était pas, et en somme si une dissonance
était utile dans tout ce concert de louanges, dans ce "murmure d'amour élevé sur tes pas"
[citation adaptée du célèbre
sonnet
de Félix Arvers
dans son recueil
Mes heures perdues
,
1833
],
celle-ci est en somme agréable, a de réels avantages pour toi
(quel style !). Je suis bien souffrant pour t'en écrire plus long mais je pense que tu as compris ma pensée. Ton Marcel Proust
Te voilà père !! Je suis heureux de penser que voici une fibre nouvelle à ton cœur, une corde de plus à ta lyre. Fais
accepter à madame Gregh mes respectueuses félicitations.
»
Proust et Constantin de Brancovan.
Ami de Montesquiou, frère d’Anna de Noailles et de la princesse de Caraman-
Chimay, le prince Constantin de Brancovan (
1874
-
1917
) rencontra probablement Proust en
1893
, et noua avec lui une
relation amicale et intellectuelle qui se renforça encore lorsque tous deux se trouvèrent dreyfusards. Le prince publia
quelques extraits de
La Bible d’Amiens
et de
Sésame et les lys
dans sa revue
La Renaissance latine
.
Proust indigné par les fautes d'impression d'une de ses critiques littéraires citant Hugo et Sainte-Beuve
—
S.l., «
jeudi
» [
15
décembre
1904
]. Lettre n°
12
(«
11
»).
Sous le pseudonyme « Marc Antoine », Proust avait fait paraître dans
Le Gil Blas
du
14
décembre
1904
un compte rendu
de l'ouvrage de Fernand Gregh
Étude sur Victor Hugo
. À son ami Antoine Bibesco qui lui avait écrit le soir même pour le
féliciter de cet article, Proust avait répondu : « Je n'accepte pas de compliments pour le stupide article que d'innombrables
fautes d'impression ont défiguré sans pouvoir guères l'enlaidir ».
«
C
her ami
, A
ntoine
[bibesco]
me dit que tu
sais ou
sauras qui a
signé
"M
arc
A
ntoine
". I
l est donc extrêmement utile que
je me
justifie d
'
effarantes coquilles
.
Ainsi j'avais mis "mais quand un poète, un vrai poète, un grand poète" etc. "Un grand
poète" a été supprimé au journal, de sorte que la phrase devient idiote. Je ne dis pas que la gradation fût merveilleuse !
Mais enfin cela n'a plus aucun sens, le fait que tu es un vrai poète étant inutile à proclamer ! De même,
j
'
avais
parlé
pour
les
vers de
H
ugo de
"
pierres
sans
prix
"
ce qui
était
extrêmement
banal
. O
n
a
"
des
pierres
sans
feux
"
ce qui ne
fera
aucun
tort à
H
ugo mais ce qui est
imbécile et presque sataniquement
imbécile
car l'image se suit et cela n'a pas l'air d'une coquille.
P
lus
loin
,
j
'
avais dit
"
pour
la postérité
le pain de ménage vaut mieux que
la
friandise a dit
s
te
-
beuve qui
,
lui
,
resta
toute
sa
vie un pâtissier
".
La suppression de "lui" et le présent de l'indicatif rend cela absurde. J'avais voulu dire que S
te
-Beuve, lui,
ne fit jamais que des friandises. Tandis que cela a l'air de signifier que c'est le fait d'un pâtissier de comparer ainsi les livres
à du pain et à des gâteaux...
I
ls ont
écrit
"
clartés humides
"
pour
"
clartés humaines
"
..
. Excuse-moi d'avoir l'air d'attacher
q.q. importance à ces lignes absurdes en relevant ainsi les fautes qui les ont rendues méconnaissables. Mais je ne voulais
pas que tu m'attribue des bêtises dont je ne suis pas responsable. Bien affectueusement à toi, Marcel Proust
»
Antoine Bibesco, avec qui Proust était intimement lié depuis le début du siècle, mena une carrière de diplomate tout en
écrivant des pièces de théâtre et en traduisant Noël Coward ou John Galsworthy.