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Littérature
air de notre printemps. Tout va à merveille cette fois et nous sommes heureux. Des hauteurs de la Corniche et de la Turbie, nous avons
vu, durant une journée bien claire, le grand profil de la Corse à l’horizon de la Méditerranée, et le profil plus pâle et plus lointain de la
Sardaigne [Laur y était ingénieur aux mines d’Iglesias]. Nous t’avons envoyé des baisers et des vœux par-dessus l’espace. Nous eussions
été bien tentés de t’aller trouver, mais le temps manquait, nous étions partis un peu tard et nous avions hâte de revenir au nid qui se
remplissait d’un hôte nouveau.
Tu me fais une question à dérouter les 7 sages de la Grèce. La politique n’est pas une science dans laquelle on puisse et doive
s’absorber avec fruit. C’est un art qui prend ses racines dans la philosophie et le socialisme. Si ces racines avaient rencontré le bon sol,
la politique pousserait toute seule, et il ne s’agirait plus que d’écarter les dévorants ou les orages. Mais dans l’état des choses, il me
paraît impossible d’avoir une bonne théorie. L’art de conduire les hommes au vrai est donc un tâtonnement perpétuel, et aucune théorie
ne peut servir infailliblement. À preuve les hésitations et les contradictions apparentes des héros eux-mêmes. Politique proprement
dite, c’est l’examen des faits changeants et multiples, la prévision, habile ou déçue des effets que doivent produire
et que ne produisent
pas toujours
les causes. C’est une série d’inspirations au jour le jour où l’on est cruellement trompé quand on n’est pas surpris par des
résultats inespérés. Chose flottante et illogique comme la vie humaine, et sur laquelle on ne peut établir un plan fixe. Il n’y a qu’une
certitude, la foi au progrès, l’espoir et le désir d’y travailler. Mais on y travaille bien ou mal, selon que l’on est plus ou moins sagace, et
aucune expérience acquise ne peut servir de base certaine à une expérience nouvelle. C’est donc l’inconnu, c’est l’avenir ! Nul ne peut
te prendre par la main et te montrer le sentier. À toi de le discerner à travers les mirages, à toi de te diriger d’heure en heure comme
fait le genre humain. L’important c’est d’avoir le cœur pur et chaud avec la tête saine. – Tu as la religion sociale dans l’âme, – mais qui
te renseignera sur l’application ? Elle se composera toujours de moyens changeants comme les faits, et ondoyants comme les milieux et
les circonstances »...
Correspondance
(éd. Georges Lubin), t. XX, p. 780.
345.
George SAND
. L.A.S., Nohant 26 [pour 22] juillet 1875, [à
C
harles
-E
dmond
, rédacteur au journal
Le Temps
] ; 3 pages
in-8 à son chiffre.
800/1 000
S
ur
les
C
ontes
d
’
une
grand
-
mère
,
et
sur
T
olstoi
.
Elle lui envoie «
la fée
Poussière
qui est bien
griffonnée, parce que je
l’ai faite et refaite. Je vais
mettre au net le
Gnôme des
huitres
, et vous le recevrez
incessamment ». [Ces deux
contes paraîtront dans
Le
Temps
les 11 et 25 août.] Elle
voudrait lire le manuscrit de
son ami Charles
R
ollinat
« sur les Poquelin. Je veux
le lire. S’il est mauvais,
sans ressource, je lui dirai
de vous en débarrasser.
S’il y a du bon, je le lui
ferai refaire. Mais il vous a
donné une traduction de M
r
Toltoï [
sic
],
une incursion au
Caucase
, dont
T
ourgueneff
lui a dit en propres termes :
c’est aussi beau que le texte.
En ce cas, c’est d’une réelle
valeur car le Toltoï est bon
et
les deux hussards
que j’ai
lus dans
le Temps
était un
petit chef-d’œuvre. On a dit
à Rollinat, au mois de mars,
que son
Caucase
ne paraitrait que dans six mois. Je trouve cela très dur quand on a de la place,
et
tant de place
! pour certains romans
interminables où une situation unique est délayée en un nombre indéfini de feuilletons. J’aime beaucoup personnellement l’auteur du
Beau Solignac
[Jules
C
laretie
] ; il a toujours été charmant pour moi, mais s’il m’eût consultée, je lui aurais dit d’en supprimer les deux
tiers. Le roman-feuilleton ne souffre pas ces développements. Je m’en suis aperçue en lisant
Nanon
dans
le Temps
; ce qui me plaisait
sur le papier, m’a paru insupportable en chapitres. C’est pour cela que je voudrais vous faire une série de contes ou d’anecdotes tenant
chacun dans un seul feuilleton. Je trouve cela très difficile, pour moi surtout, habituée à barbouiller tant de papier sans compter mes
pages. Mais je veux tâcher d’en venir à bout, au moins pour une demi-douzaine ». Elle ajoute : « Ne prendrez-vous pas de vacances ?
Envoyez donc vos turcs à la promenade et venez nous voir »...
Correspondance
(éd. Georges Lubin), t. XXIV, p. 350.