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Combattant une opinion de Daniel Halévy, il repart :
… Le plus fort de tout, c'est que quand Baudelaire fut
poursuivi… Sainte-Beuve ne voulut pas témoigner pour lui, mais lui adressa une lettre qu'il s'empressa de lui
redemander, dès qu'il sut qu'on avait l'intention de la rendre publique …
Il faudrait tout citer de cet
extraordinaire éreintement, où Proust rend pleine justice à Baudelaire. Puis il passe à Stendhal, souvent
critiqué pour son absence de style :
… Mais si l'on considère comme faisant partie du style cette grande
ossature inconsciente que recouvre l'assemblage voulu des idées, elle existe chez Stendhal.
Il cite ensuite une
phrase de Flaubert, qu'il commente ainsi :
Cette ondulation-là, c'est de l'intelligence transformée, qui s'est
incorporée à la matière. Elle arrive aussi à pénétrer les bruyères, les hêtres, le silence et la lumière des sous-
bois. Cette transformation de l'énergie où le penseur a disparu et qui traîne devant nous les choses, ne serait-
ce pas le premier effort de l'écrivain vers le style ?
La polémique reprend, Proust éreintant sans pitié des lettres
de Racine prônées par France :
… Vraiment ces lettres à l'auteur des Imaginaires sont presque aussi faibles
que la ridicule correspondance où Racine et Boileau échangent leurs opinions médicales.
Il préfère quant à
lui la dédicace des
Chimères
de Nerval, qu'il cite et commente avec admiration. Et il en vient enfin à Morand
(
de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original…
), dont il fait un éloge assez ambigu :
Ce nouvel
écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des
rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là on retombe. Et on sent que
c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous.
Mais il en va de même pour la peinture,
et Proust cite l'exemple de Renoir, puis revient sur Morand, mais pour une critique :
Le seul reproche que je
serais tenté d'adresser à Morand, c'est qu'il a quelquefois des images autres que des images inévitables…Alors
mieux vaut pas d'images.
Il s'agit probablement du manuscrit même que Proust, pour le vendre à Jacques Doucet, recherchera en vain
un peu plus tard, écrivant à Morand :
Si j'avais trouvé ma préface, je vous l'aurais écrit… pour vous demander
si j'en pouvais disposer, cette préface ne vous plaisant pas.
Il est particulièrement intéressant à étudier, car il
donne l'état du texte ayant immédiatement précédé l'imprimé en revue. On y trouve de longs passages biffés
(dont un, en tête, et un autre à la fin, seront rétablis dans le volume de
Tendres Stocks
), quantité de phrases non
retenues et raturées, etc. Notons enfin qu'un passage sur Mme de Sévigné, ainsi qu'une citation de Baudelaire,
manquent ici, Proust les ayant vraisemblablement ajoutés sur épreuves.
L
ES MANUSCRITS LITTÉRAIRES DE
M
ARCEL
P
ROUST SONT D
’
UNE INSIGNE RARETÉ
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