183
154. PROUST (Marcel). P
OUR UN AMI
(R
ÉFLEXIONS SUR LE STYLE
)
.
Manuscrit autographe signé, s.d.
[1920], 21 pages manuscrites dont 17 pages ½ autographes et 2 pages ½ de la main de Céleste in-4,
sous chemise demi-maroquin moderne.
80 000 / 120 000
€
T
RÈS PRÉCIEUX MANUSCRIT DE LA CÉLÈBRE PRÉFACE À
Tendres Stocks
DE
P
AUL
M
ORAND
.
Proust éprouva toujours une grande affection pour Morand, qui, de son côté, admirait vivement l'œuvre de son
aîné. En 1919, Morand publia cependant un poème,
Ode à Marcel Proust,
que son ami n’apprécia qu'à moitié.
Mais, en retour, l'année suivante, Proust accepta de rédiger une préface pour son premier livre,
Tendres Stocks.
Ce texte, qui parut d'abord dans la
Revue de Paris
du 15 novembre 1920, puis en 1921 en tête de
Tendres
Stocks,
est si peu une préface que Morand fut quelque peu déçu.
Ce manuscrit, daté au composteur
28 oct. 1920,
est celui-là même qui servit à l'impression en revue. Or,
curieusement, il comporte de très nombreuses ratures et corrections, des passages entiers biffés, etc. De plus,
les pages 9, 10 et la moitié de la page 11, sont d'une autre main (celle de Céleste), à l'orthographe souvent
boiteuse. Sans doute Proust, pressé par le temps, ne put-il faire établir une mise au net ou une dactylographie.
On remarque enfin quelques corrections d'une troisième main (André Chaumeix, directeur de la revue ?), dont
celle du titre, qui de
Préface
, devient ici
Pour un ami
(
Réflexions sur le style
), qui sera le titre de l'imprimé.
Changement opportun, car cette préface est assez singulière : P
ROUST N
'
Y PARLE QUE FORT PEU DE
M
ORAND
,
ET
DISSERTE AU CONTRAIRE TRÈS LONGUEMENT SUR LE STYLE
, sujet qui lui tenait à cœur (son article sur le style de
Flaubert était paru en janvier dans la
N.R.F.
). En fait, ces pages sont en grande partie remplies par une
polémique contre Anatole France, et surtout contre Sainte-Beuve.
F
AUSSE PRÉFACE
,
CE TEXTE ÉTONNANT
,
TRÈS PERSONNEL ET VOLONTIERS SATIRIQUE
,
CONSTITUE UN MORCEAU DE
CRITIQUE PARTICULIÈREMENT PERSPICACE ET AUDACIEUX
,
OÙ
P
ROUST N
'
A PAS CRAINT D
'
ALLER CONTRE CERTAINS DE
SES AMIS POUR DÉFENDRE SES OPINIONS LITTÉRAIRES
.
T
RÈS BELLE ANALYSE ET DÉFENSE D
’
AUTEURS QUE
P
ROUST AFFECTIONNAIT PARTICULIÈREMENT COMME
B
AUDELAIRE
, S
TENDHAL
, N
ERVAL ET
F
LAUBERT
.
Proust commence par s'excuser : il voulait parler du livre de Morand, mais en a été empêché par
un événement
subit.
Suit le célèbre et émouvant passage :
Une étrangère a élu domicile dans mon cerveau. Elle allait, elle
venait ; bientôt, d'après tout le train qu'elle menait, je connus ses habitudes… je fus surpris de voir qu'elle
n'était pas belle. J'avais toujours cru que la Mort l'était. Sans cela comment aurait-elle raison de nous ?
Quoiqu’il en soit elle semble aujourd’hui s’être absentée. Pas pour longtemps sans doute, à en juger d’après
ce qu’elle a laissé
(il s'agit là, soulignera Painter, d'un pressentiment : Proust mourra deux ans plus tard). Puis
il en vient à son objet : un récent article d'Anatole France, proclamant que
toute singularité dans le style doit
être rejetée… On écrit mal depuis la fin du XVIII
e
siècle.
Proust se divertit alors à épingler, avec une verve
extraordinaire,
M. Taine avec sa prose coloriée comme des plans en relief, les derniers ouvrages de Renan,
semés de points d'exclamation, d'une perpétuelle effusion d'enfant de chœur
(il multiplie les citations, assez
comiques),
… la description de Jérusalem, la première fois qu'y arrive Jésus est rédigée dans un style de
Baedeker… On se demande… si la Vie de Jésus n'est pas comme une espèce de Belle Hélène du christianisme.
Mais il défend les auteurs du XIX
e
siècle qu'il aime : Baudelaire, Stendhal, Nerval, Flaubert - qui, en 1920,
n'étaient pas encore tous totalement admis.
Le style de Baudelaire a souvent quelque chose d'extérieur et de
percutant, mais s'il ne s'agit que de force, celle-là a-t-elle jamais été égalée ?
(il cite des vers). Suivent cinq
pages de charge à fond contre Sainte-Beuve, encore plus violentes que le
Contre Sainte-Beuve,
car il s'agit des
rapports du critique avec Baudelaire :
Pauvre Baudelaire ! mendiant un article à Sainte-Beuve (avec quelle
tendresse, quelle déférence !), il finit par obtenir des éloges tels que ceux-ci : "Ce qui est certain, c'est que
M. Baudelaire gagne à être vu…" Pour le remercier de sa dédicace aux Fleurs du Mal, le seul compliment qu'il
trouve à lui adresser, c'est que "ces pièces, réunies, font un tout autre effet"… Ces rapports de Baudelaire avec
Sainte-Beuve (de Sainte-Beuve dont la stupidité est telle qu'on se demande si elle n'est pas une feinte de la
couardise) sont une des pages à la fois les plus navrantes et les plus comiques de la littérature française…