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Ces placards ont été étudiés autrefois en détail par Albert Feuillerat, dans
Comment Marcel Proust a composé son roman
(Yale University Press, 1934). On sait que le manuscrit ayant servi à l’établissement de l’édition originale (Gallimard,
1918) sera partagé, sous forme de placards, entre les 50 exemplaires de l’édition in-folio de 1920, à raison de 2 placards
par exemplaire.
Le texte de ce placard correspond aux pages 732-744 de l’édition Clarac-Ferré en « Pléiade », se décomposant, pour les
épreuves, en ce qui correspondrait à environ 6 pages d’imprimé dans cette édition, et, pour les ajouts manuscrits, à
5 pages d’imprimé. Il s’agit d’un épisode important : la première rencontre du narrateur avec Robert de Saint-Loup
(lequel est ici parfois nommé
Beauvais
dans les épreuves imprimées), il évoque également certains traits de la mauvaise
éducation de Bloch. Le texte de ce placard corrigé diffère parfois sensiblement de l’édition en volume. Ainsi, certains
passages manquent : Proust les aura donc ajoutés sur les épreuves de l’édition de 1918. D’autre part, il s’est employé à
corriger d’autres passages, parfois pour les atténuer. Par exemple, ce qui, dans l’édition en volume, sera :
un malodorant
prétend qu’on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère, des femmes légères ; le
snob, des snobs, est ici plus brutal dans l’ajout autographe : … un malodorant
[dénonce]
ceux qui sentent mauvais, un
sale les sales, un juif les juifs, un cocu, une femme légère, les cocus les femmes légères, les snobs et les invertis le
snobisme et l’inversion, soit besoin de se confesser, soit aveu involontaire de sa constante préoccupation, soit amour du
péril, espoir de tromper, mais surtout compétence que l’expérience personnelle donne à un odontalgique de toutes les
mauvaises dents qu’il lui fait mieux regarder et décrire plus habilement et plus volontiers que ne ferait un autre.
De manière générale, les ajouts autographes complètent et nuancent certains passages des épreuves imprimées. Ceux
ayant trait à Saint-Loup soulignent les limites de l’intelligence de celui-ci, notamment vis-à-vis de son père, dont le
dilettantisme le déconcerte. D’autre part, le très long ajout sur Bloch (qui occupe presque la moitié de ce placard) semble
montrer que l’auteur s’est plu à opposer la mauvaise éducation de celui-ci aux bonnes manières de Saint-Loup, comme
le prouvent ensuite les longues réflexions du narrateur sur la délicatesse et les impairs en amitié. En témoigne aussi
l’évocation grinçante de « la colonie juive de Balbec » sur laquelle s’ouvre cet ajout :
Personnellement je ne tenais pas
beaucoup pour ma part à ce que Bloch vînt à l’hôtel. Il était, à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec ses
sœurs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d’amis. Or la colonie juive de Balbec était plus pittoresque
qu’agréable. Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie par exemple, où les cours de
géographie nous enseignent que la population juive n’y jouit point de la même faveur et n’y est pas parvenue au même
degré d’assimilation qu’à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange d’aucun autre élément, quand les
cousines et les oncles de Bloch ou leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les unes pour le
« bal », les autres se dirigeant vers le baccarat
[sic]
, ils formaient un cortège homogène en soi et entièrement
dissemblable des gens qui les regardaient passer …, quelquefois simples grainetiers de Paris, dont les filles, belles, fières,
moqueuses et françaises comme les statues de Chartres, n’auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal
élevées, poussant le souci de la mode « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir pêcher la crevette ou d’être
en train de danser le tango.
Il est enfin intéressant de remarquer qu’au bas de ce passage, Proust a placé, pour lui-même,
la note suivante, qui nous renseigne sur ses procédés de composition :
Si je parle avant cela de la présence de Bloch à
Balbec je mettrai ce morceau plutôt avant qu’ici. Si au contraire je le laisse là je mettrai tout de suite après
[sic]
. Pour
ce qui est de laïft, cela n’avait pas lieu de me surprendre
. En fin de compte, le passage en question (c’est-à-dire tout le
long ajout manuscrit) sera maintenu à la même place.
- Placard n° 33 d'épreuves d'imprimerie de
À l'ombre des jeunes filles en fleurs
, avec ajouts autographes, [juin 1914],
une page grand in-folio (64,8 x 50 cm).
E
XCEPTIONNEL ET TRÈS PRÉCIEUX PLACARD CONSTITUÉ EN QUASI
-
TOTALITÉ D
’
ADDITIONS AUTOGRAPHES
.
Il ne contient en effet qu’un très petit morceau d’épreuve de 17 lignes : tout le reste est constitué par des béquets, feuillets
ajoutés, etc., qui représentent à peu près l’équivalent de 8 pages in-12 d’écriture, sinon davantage. Ces épreuves corrigées
se présentent comme
UN VÉRITABLE MANUSCRIT
, d’autant plus précieux qu’il nous restitue l’écriture de Proust dans son
jaillissement même, avec tous ses repentirs successifs.