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115.
Richard WAGNER
(1813-1883). L.A.S., Paris 11 août 1860, [à Agnes
S
treet
-K
lindworth
] ; 4 pages in-8 très
remplies ; en allemand (encadrée avec un portrait photographique).
10 000/15 000
T
rès
belle
et
longue
lettre
écrite
la
veille
de
son
retour
en
A
llemagne
après
un
exil
de
onze
ans
. [Le roi Johann I de Saxe
venait d’accorder à Wagner une amnistie partielle : il pouvait séjourner dans tous les états d’Allemagne, sauf la Saxe. À Paris, où
ses concerts parisiens ont été un échec financier, l’Opéra a reçu l’ordre de Napoléon III de monter
Tannhäuser
. En mars, il avait
donné deux concerts à Bruxelles, où il avait été reçu par le diplomate Georg Klindworth et sa fille Agnes
S
treet
-K
lindworth
(1825-1906), pianiste et élève de Franz Liszt.]
« Sie sind wirklich di Güte selbst, theuerste Freundin ! » Elle est la bonté même, et sera toujours pour Wagner comme une
lumière plus belle. Mais elle ne peut se représenter la véritable nature de sa souffrance. Il n’agit pas par ambition ; et s’il peut
faire jouer à Paris son
Tannhäuser
, c’est parce qu’il attend de la réalisation de cette performance et de ses effets un véritable
apaisement intérieur. Rien au monde, même la plus importante considération pour sa situation matérielle, ne pourrait le décider à
cette réalisation, dès lors qu’il devrait faire la moindre entorse, la moindre concession quelle qu’elle soit. Sur ce point il ne pourra
jamais entrer en conflit avec lui-même…
Depuis qu’il a laissé son amie à Bruxelles, il a été tellement dépassé par les soucis, qu’il n’a trouvé aucune envie pour quelque
épanchement que ce soit, et les témoignages d’enthousiasme l’ont notamment touché de façon incroyablement amère. Cela s’est
un peu éclairci à présent, il peut au moins à nouveau ouvrir son esprit à des soucis plus nobles qu’à cette époque-là. Mais il
doit renoncer cet été à tout rafraîchissement extérieur, et pendant ces beaux jours, son seul refuge dans la nature sera le bois de
Boulogne ! Il va cependant user ponctuellement de la grâce du Roi de Saxe, en partant quelques jours sur les bords du Rhin, pour
notamment rendre visite à la Princesse de Prusse [Augusta] à Coblence, avec laquelle il doit avoir une discussion personnelle, afin
de savoir une fois pour toutes à quel point il peut se fier à cette dame quant à la future représentation de ses nouvelles œuvres [les
trois premières parties de la Tétralogie :
Das Rheingold
, Die Walküre et
Siegfried
, ainsi que
Tristan
]. Et il profitera de l’occasion
pour aller chercher sa femme de Soden [Minna Wagner était en cure à Bad Soden]. Il ne pourra partir que 5 ou 6 jours en tout.
Puis il en vient au récit du voyage de son amie chez Franz
L
iszt
, qui confirme ce que tous lui en ont dit. Quant à son chagrin,
il n’a qu’une chose à pleurer, et c’est sa dépendance à une femme [Carolyne von Sayn-Wittgenstein], qui l’attriste énormément.
Rien ne trahit cependant qu’il ressent du chagrin, mais il se désole seulement pour la peine que chaque relation lui apporte, sans
vouloir en reconnaître la raison. On ne peut pas l’aider, même pas le consoler. Wagner s’inquiète beaucoup pour lui : il ne peut
pas être franc sans blesser Liszt, qui est si sensible en ce moment.
Wagner envisage un voyage en Allemagne dans la seconde moitié de l’hiver, et il ira rendre visite tout d’abord à Liszt. Quant à
son propre avenir , il lui est complètement inconnu. L’Allemagne lui est ouverte, mais en réalité il n’y a pas d’asile pour mon art…
[
Auch meine Zukunft ist mir ganz unbekannt : Deutschland steht mir offen, aber nun erst gewahre ich recht, dass ich eigentlich für
meine Kunst gar kein Asyl habe
.]
Il ne peut plus s’intéresser sérieusement à la politique. Il n’a plus la conscience des changements de la situation mondiale, car il
ne peut pas ressentir le fondement du monde : ainsi lui échappe un intérêt passionnant et divertissant ; il a en revanche l’unique
avantage de précisément reconnaître l’essence du monde dans des incidents isolés de la vie en apparence insignifiants, alors qu’ils
se perdent en de grandes dilatations du temps et de l’espace de manière indéfinie et méconnaissable, si bien que nous croyons
entrevoir les réalités, là où il ne planent par essence rien d’autre que des illusions trompeuses »...
Sämtliche Briefe
, XII, 196.