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les collections aristophil
Elles renferment une âme toute entière – est-ce la mienne ? est-ce
celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman intime où le
scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir,
mais peu à peu en écrivant, l’impression personnelle perça à travers
la fable, l’âme remua la plume et l’écrasa.
J’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures,
pour toi tu n’en feras pas.
Seulement tu croiras peut-être en bien des endroits que l’expression
est forcée et le tableau assombri à plaisir rappelle-toi que c’est un fou
qui a écrit ces pages et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment
qu’il exprime c’est que ailleurs il a fléchi sous le poids du cœur.
Adieu, pense à moi et pour moi. »
Et il ajoute cet envoi en regard, au verso de la page de titre :
« A cette époque on a coutume de se faire des cadeaux – on se donne
de l’or et des poignées de main – mais moi je te donne mes pensées ;
triste cadeau ! Accepte les – elles sont à toi comme mon cœur.
G
ve
Flaubert
4 janvier 1839. »
Le premier chapitre est une adresse au lecteur, dans laquelle l’auteur
explique ses intentions :
« Pourquoi écrire ces pages. – À quoi sont-elles bonnes. – Qu’en
scais-je moi-même. Cela est assez sot à mon gré d’aller demander
aux hommes le motif de leurs actions et de leurs escrits. – Scavez-
vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles
que la main d’un fou va tracer.
Un fou. Cela fait horreur qu’êtes-vous, vous lecteur dans quelle
catégorie te ranges-tu dans celle des sots ou celle des fous. Si l’on
te donnait à choisir ta vanité préférerait encore la dernière condition.
Oui encore une fois à quoi est-il bon je le demande en vérité un livre
qui n’est ni instructif ni amusant, ni chimique ni philosophique, ni
agricutural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette pour
les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer
ni de la bourse ni des replis intimes du cœur humain ni des habits
moyen-age, ni de Dieu ni du diable mais qui parle d’un fou, c’est-à-
dire le monde ce grand idiot qui tourne depuis tant de siècles dans
l’espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire
lui-même.
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire. Car ce n’est
point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée
préméditée, avec jalons pour faire serpenter la pensée dans des
allées tirées au cordeau.
Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la
tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves
mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme – du
rire et des pleurs du blanc et du noir des sanglots partis d’abord du
cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, – et
des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse
cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes,
que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur
et m’ennuyer moi-même. J’ai tellement pris l’habitude du rire et du
scepthicisme qu’on y trouvera depuis le commencement jusqu’à la
fin une plaisanterie perpétuelle et les gens qui aiment à rire pourront
à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes. […]
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un
[cerveau
biffé
] pauvre fou [à qui tout le monde jette la
biffé
]. Un fou !
Et vous lecteur – vous venez peut-être de vous marier ou de payer
vos dettes ? »
Dans cette confession, le narrateur évoque d’abord son enfance, ses
rêves, ses visions, ses angoisses… À la fin du chapitre IX, il reprend son
récit « après trois semaines d’arrêt », et précise : « Ici commencent
vraiment les Mémoires »… Le chapitre x conte avec éblouissement
la rencontre sur la plage d’un village de Picardie d’une femme :
« Elle était grande, brune avec de magnifiques cheveux noirs qui lui
tombaient en tresses sur les épaules, son nez était grec ses yeux
brûlants ses sourcils hauts et admirablement arqués – sa peau était
ardente et comme veloutée avec de l’or, elle était mince et fine, on
voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée »…
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