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Samedi [7 juin 1902] :

[…]

il me pousse des envies frénétiques de quitter Paris avec tout ce qu’il contient de soi-disant artistes

— Ah ! les sinistres bougres ! — Il faut les voir prendre un air constipé pour parler de l’Art ! Mais sapristi ! L’Art c’est toute la vie.

C’est une émotion voluptueuse (ou religieuse... ça dépend des minutes). Seulement les gens intelligents ne savent être voluptueux

que dans les cas spéciaux !

[…]

Lundi [9 juin 1902] :

[…]

Entre-temps, je travaille au Diable dans le Beffroi

[d’après

La Chute de la maison Usher

d’Edgar Poe]

, à

ce propos j’aimerais que vous lisiez ou relisiez ce conte pour avoir votre avis, il y a là de quoi tirer quelque chose où le réel se

mélangerait au fantasque dans d’heureuses proportions. On y trouverait aussi un diable ironique et cruel beaucoup plus diable que

cette espèce de clown rouge soufré dont on nous garde illogiquement la tradition. Je voudrais aussi détruire cette idée que le Diable

est l’esprit du mal ! Il est plus simplement l’esprit de contradiction et peut-être est-ce lui qui souffle

[sur]

ceux qui ne pensent pas

comme tout le monde ? On prouvera difficilement qu’ils n’étaient pas nécessaires

[…]

Mercredi [2 juillet 1902] :

[…]

J’ai vu Madame Raunay, elle m’a chanté des fragments de Pelléas avec la voix d’un vieux monsieur

passionné et assez essoufflé... J’en ai parlé poliment à Carré qui, naturellement, a pris cette attitude de sous-officier froissé que

vous lui connaissez

[…]

Mardi 8 juillet 1902 :

[…]

Le succès de « notre Garden » ne m’étonne pas ; il faudrait, autrement, avoir des oreilles bouchées à

l’émeri pour résister au charme de sa voix ? Pour ma part, je ne puis concevoir un timbre plus doucement insinuant. Cela ressemble

même à de la tyrannie tant il est impossible de l’oublier

[…]

Mardi [22 juillet 1902] :

[…]

Pourtant, j’aurais voulu vous dire combien j’étais heureux de vous avoir revu, tant j’éprouve près

de vous une sensation d’absolue confiance, et cela est très rare chez moi qui suis plutôt fermé à double tour, tant j’ai peur de mes

semblables. Il y a des choses dont je n’ai jamais parlé qu’à vous, ce qui me fait trouver votre amitié précieuse à un point que je ne

saurais assez dire... N’allez pas trouver cette histoire trop enfantine car le sentiment dont je parle est peut-être plus haut que l’Amour

[…]

Bichain [septembre 1902] :

[…]

Je n’ai pas écrit une note... Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai été longtemps comme un citron

pressé, et mes pauvres méninges ne voulaient plus rien savoir... Pour faire ce que je veux, il faut que je renouvelle entièrement mes

tiroirs. Commencer une nouvelle œuvre m’apparaît un peu comme un saut périlleux où l’on risque de se casser les reins

[…]

Mercredi 6 mai 1903,

à son retour de Londres

:

[…]

J’ai fait un excellent voyage, à part un gros jeune homme qui n’a pas cessé

durant la traversée de siffler le leitmotiv de Siegfried ! Je l’ai retrouvé dans le wagon… Alors je me suis mis héroïquement à siffler

à mon tour la Marche Lorraine de notre national Ganne... aimant mieux être pris, par ce jeune gonflé, pour un commis-voyageur

que pour un musicien

[…]

Lundi 8 juin 1903 :

Une commande embarrassante lui tombe dessus :

C’est à mon tour d’être scandaleusement en retard avec

vous... ! Voici pourquoi : une dame qui, non contente d’être américaine, se donne le luxe bizarre de jouer du saxophone m’a

commandé il y a quelques mois

[…]

un morceau pour orchestre et saxophone obligé... Je ne sais si vous avez du goût pour cet

instrument, quant à moi j’en ai oublié la sonorité spéciale à tel point que j’ai oublié « cette commande » du même coup

[…]

Tout

de même il a fallu s’y mettre ; et me voilà cherchant désespérément les mélanges les plus inédits, les plus propres à faire ressortir

cet instrument aquatique

[…]

Lundi 29 juin 1903 :

Orchestrer par 30 degrés de chaleur est un plaisir un peu excessif

[…]

Bichain, lundi 7 septembre 1903 :

[…]

j’ai travaillé au livret du Diable dans le Beffroi. Quand je reviendrai à Paris, je vous lirai

cela. — Je ne vous dissimulerai pas davantage que ce sera avec une certaine émotion — l’émotion inséparable d’un premier début,

si j’ose m’exprimer dans le style un peu stupéfiant de certains journalistes. — J’ai écrit aussi trois morceaux de piano dont j’aime

surtout les titres que voici : Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la Pluie. —Quand on n’a pas le moyen de se payer des voyages,

il faut y suppléer par l’imagination. La vérité m’oblige à affirmer qu’il y a d’autres moyens que le morceau de piano

[…]

Bichain, samedi 12 septembre 1903 :

[…]

Il n’est nullement question d’un Quintette sur mes tablettes. Je travaille à trois esquisses

symphoniques intitulées : 1° Mer belle aux Sanguinaires. 2° Jeu de vagues. 3° le vent fait danser la mer. Sous le titre général de La

Mer. Vous ne savez peut-être pas que j’étais promis à la belle carrière de marin, et que les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer.

Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour Elle

[…]

Quant aux personnes qui me font l’amitié d’espérer que je ne pourrai

jamais sortir de Pelléas, elles se bouchent l’œil avec soin. Elles ne savent donc point que si cela devait arriver, je me mettrais

instantanément à cultiver l’ananas en chambre ; considérant que la chose la plus fâcheuse est bien de « se recommencer ». Il est

probable, du reste, que les mêmes personnes trouveront scandaleux d’avoir abandonné l’ombre de Mélisande pour l’ironique

pirouette du Diable, et le prétexte à m’accuser une fois de plus de bizarrerie

[…]

19 septembre 1904 :

[…]

Quant à ma vie pendant ces derniers mois, elle fut singulière et bizarre, beaucoup plus qu’il n’est possible

de le souhaiter. Vous en donner le détail n’est pas commode, j’y trouverais quelque gêne ; il faudrait mieux que cela se passe entre

nous deux et cet excellent Whisky de jadis. J’ai travaillé... pas comme je l’aurais voulu...

[…]

Il y a à cela beaucoup de raisons que

je vous dirai un jour... si j’en ai le courage, car elles sont particulièrement tristes

[…].