188
les collections aristophil
491
MAUPASSANT Guy de (1850-1893).
L.A.S. « Guy de Maupassant »,
Paris
25 mai 1880, [à Ivan
TOURGUENIEV
] ;
4 pages in-8 à en-tête
Ministère de
l’Instruction publique et des beaux-
arts
(cachet encre d’inventaire
notarial, et cachet sec
Collection
Viardot
).
3 000 / 4 000 €
Magnifique lettre sur la mort de Flaubert
.
« Cher maître et ami, Je suis encore dans
l’accablement de ce malheur, et la chère
et grande figure me suit partout. Sa voix
me hante, des phrases me reviennent, son
affection disparue me semble avoir vidé le
monde autour de moi. J’ai reçu le samedi 8
mai à 3
h
½ une dépêche de M
me
Commanville,
ainsi conçue – “Flaubert frappé d’apoplexie
– Sans espoir – Partons à 6 heures –”. J’ai
donc trouvé les Commanville à 6 heures à
la gare ; mais en passant chez moi j’avais
ouvert deux autres dépêches de Rouen
m’annonçant la mort. Nous avons fait cet
horrible voyage dans la nuit et enfoncés
dans un chagrin noir et cruel. À Croisset
nous l’avons trouvé étendu dans son lit, peu
changé, sinon que l’apoplexie avait gonflé
le cou d’un sang noir. […] Il se portait fort
bien les jours précédents, était tout heureux
d’arriver à la fin de son roman [
Bouvard et
Pécuchet
], et il devait partir pour Paris ce
Dimanche 9 mai. Il comptait s’y amuser,
“ayant caché, disait-il, un magot dans un
pot”. Et un magot pas gros gagné avec la
littérature
. Il avait très bien dîné le vendredi,
passé la soirée à déclamer du Corneille
avec son médecin et voisin M. Fortin, dormi
jusqu’à huit heures le lendemain, pris un
long bain, fait sa toilette et lu ses lettres.
C’est alors qu’il appela sa bonne, se sentant
un peu indisposé. Comme elle ne montait
pas assez vite il lui cria par la fenêtre d’aller
chercher M. Fortin, qui, justement venait de
partir par le Bateau. Lorsque la bonne fut
près de lui, elle le trouva debout, fort étourdi,
mais sans aucune inquiétude. Il lui dit : “Je
vais avoir, je crois, une espèce de syncope,
c’est heureux que cela m’arrive aujourd’hui,
ça aurait été bien embêtant demain dans
le chemin de fer”. Il déboucha lui-même
une bouteille d’eau de Cologne, s’en frotta
les tempes, se coucha doucement sur son
grand divan, murmura “Rouen… nous ne
sommes pas loin de Rouen…… Hellot… Je
les connais les Hellot…” – se renversa tout
noir, avec les mains crispées, la face gonflée
de sang et foudroyé par la mort qu’il n’avait
pas soupçonné une seconde.
Sa dernière phrase que les journaux ont
interprétée par une pensée au père Hugo
qui habite avenue d’Eylau me paraît devoir
être indiscutablement rétablie ainsi “–Allez à
Rouen, nous ne sommes pas loin de Rouen,
et ramenez le docteur Hellot, je les connais
les Hellot –”.
J’ai passé trois jours près de lui, je l’ai
enseveli avec Georges Pouchet et M. Fortin
et nous l’avons conduit le mardi matin au
Cimetière monumental, d’où l’on voit Croisset
parfaitement, cette grande courbe de la Seine
et sa maison qu’il aimait tant.
Les jours où l’on se croit heureux ne
balancent pas des journées comme celles-là.
À l’enterrement, beaucoup d’amis de Paris,
des jeunes surtout, tous les jeunes, même
des inconnus : mais on n’y voyait ni Victor
Hugo, ni Renan, ni Taine, ni Maxime Du
Camp, ni Frédéric Baudry, ni Dumas, ni
Augier, ni Vaquerie &
a
.
Voilà tout, mon cher maître & ami […]. Nous
nous occuperons du Roman [
Bouvard et
Pécuchet
] quand les héritiers auront réglé
leurs parts. Vous serez nécessaire sous tous
les rapports.
J’avais écrit le jour même du malheur un
mot à madame Viardot pour la prier de
vous prévenir car j’ignorais votre adresse en
Russie. J’aimais mieux que vous eussiez cette
nouvelle par des amis que par un journal »…
Correspondance
(éd. J. Suffel), t. I, p. 282.
– Gustave Flaubert, Guy de Maupassant,
Correspondance
(éd. Yvan Leclerc), p. 253.