294
SCHWEITZER Albert (1875-1965) médecin et organiste.
31 L.A.S. (une non signée), la plupart de Lambaréné (Afrique
Équatoriale Française) 1946-1950 et 1958, à Charles R.
JOY
;
72 pages la plupart in-4 ou in-fol. sur papier pelure (bords parfois
un peu effrangés avec quelques déchirures et petits manques),
plusieurs avec son cachet encre, une enveloppe.
Importante correspondance sur son hôpital de Lambaréné et sur
ses livres, adressée à son ami, biographe, traducteur et éditeur
américain Charles R. Joy, également responsable de programmes
de secours humanitaires
.
[
Charles Rhind
JOY
(1885-1978), pasteur unitarien, engagé dans les
secours humanitaires de 1940 à 1954 comme directeur exécutif de
l’Unitarian Service Committee, directeur européen et directeur associé
de la Save the Children Federation, consultant exécutif pour les affaires
africaines pour la C.A.R.E. Mission, etc., rendit visite au Dr Schweitzer
à Lambaréné en 1947. Les deux hommes se lièrent d’amitié. Auteur
de nombreux livres d’introduction aux pays et aux peuples (
Getting to
know the Sahara; Africa
:
a Handbook for Travelers
, etc.), Joy fut aussi
le traducteur en anglais des œuvres de Schweitzer, co-auteur avec
Melvin Arnold de
The Africa of Albert Schweitzer
(1948), et auteur de
Music in the Life of Albert Schweitzer
(1951). Nous ne pouvons donner
ici qu’un aperçu de cette riche correspondance.]
Lambaréné 19 octobre 1946
. Il raconte qu’étant allé dans son canoë
chercher le courrier venant de Port Gentil, il a appris en même temps
que l’hôpital avait largement dépassé son crédit à la Banque Com-
merciale Africaine qui réclamait 124.752 F (alors qu’il ne lui restait à la
Banque de l’Afrique Occidentale que 30.000 F destinés aux dépenses
courantes : « nourriture des nombreux malades indigènes, paiement
des salaires des infirmiers et de travailleurs indigènes, etc. »), mais
qu’une nouvelle banque avait reçu 388.822 F pour l’hôpital, provenant
de l’Unitarian Service Committee U.S.A. ! Il a acheté plusieurs kilos
de beurre du Cameroun pour fêter cela, et l’infirmière qui conduit le
ménage lui a présenté une liste d’articles; « en premier lieu des tissus
pour le linge de la salle d’opération »… Il a acheté aussi 2.000 kilos de
ciment, et assisté d’un vieux maçon, il a construit devant l’hôpital un quai
d’accostage, qui permettra aux bateaux d’accoster en toute saisons, le
niveau du fleuve variant de plus de 6 mètres entre les hautes et basses
eaux : « je suis redevenu maçon comme en 1925, 26 et 27 quand je
construisais l’hôpital ». Il remercie de cet énorme secours alors que
l’hôpital traverse des temps bien difficiles. « Je me consacre surtout
aux ulcères phagédéniques, aux malades de cœur, au traitement des
lépreux et à l’urologie. Je me consacre aussi particulièrement à main-
tenir la pharmacie en bon ordre »… Avec les deux nouveaux médecins,
il fait beaucoup de chirurgie, mais il déplore l’enchérissement de la
nourriture journalière des patients (bananes, manioc, riz)… Il donne
des précisions sur le personnel infirmier, et charge Joy de remercier
les membres du Committee… « Pendant que je vous écris dans la nuit,
une petite antilope orpheline que nous élevons au biberon et qui habite
ma chambre se promène sous ma table et de temps en temps frotte sa
tête contre mes genoux pour demander une caresse »…
12 juillet 1947.
Lettre en deux parties, « Affaires » et « Affaires litté-
raires » : coordonnées des transporteurs à son adresse, et du médecin
qui le renseigne sur les médicaments américains, notamment contre
la lèpre; puis il avoue sa tristesse, et celle de son entourage, après le
départ de Joy de Lambaréné. Détail des modifications à apporter à son
anthologie…
1
er
août
. Remerciement pour un envoi de 25.000 Ffrancs :
« vous savez comment est ma vie… et elle était particulièrement dure
dans ces semaines après votre départ. J’avais beaucoup à faire à
l’hôpital »… Il parle aussi de son travail au jardin et à la conduite
d’eau, et espère qu’il a reçu ses remarques sur l’anthologie. « Les
deux photographies que le Dr Goldschmid a fait de M. Arnold, vous
et moi sont
admirablement
réussies »…
2 novembre
. Remerciements
pour l’envoi de photos qui ont émerveillé tout le monde, et les nou-
velles du livre
Albert Schweitzer in Africa
: « Il paraît que vous avez
été assis à ma table de travail à Gunsbach en rédigeant les premiers
chapitres… […] Ma vie est à présent encore plus remplie et plus dif-
ficile que quand vous étiez là. […] Et la main ne veut pas marcher du
tout »… Puis il parle longuement du projet de traduction de sa thèse
de médecine en 1912,
Die Psychiatrische Beurteilung
Jesu
(contrats,
droits, prélèvements par l’Office des réparations)…
18 décembre
(3
lettres du même jour). Il demande d’envoyer des colis aux nécessiteux
de Königsfeld, zone d’occupation française où se trouve actuellement
sa femme… Il explique le nouvel emploi du temps des infirmières, qui
va lui permettre de « mettre un peu d’ordre dans le chaos où je vivais
depuis le commencement de la guerre »; le traitement d’une quaran-
taine de lépreux par le Dr Brad, les opérations du Dr Kopp… Il parle
aussi de ses animaux, dont l’antilope Pamela… Il insiste pour qu’on
annonce sobrement son anthologie, sans superlatifs, comme dans le
Christian Register
: « je souffre quand on parle de cette façon de moi.
[…] Personne de nous ne sait qui aux yeux de Dieu et de notre Sei-
gneur Jésus-Christ est “
the greatest soul in Christendom
”. […] je n’ai
aucun droit à cette qualification. Dieu m’a donné des dons, une santé
robuste, de l’équilibre mental, et par les paroles du Christ j’ai connu
que je devais les employer pour l’avènement du Royaume de Dieu, ce
que j’essaie de faire en toute humilité. […] Combien est légère la croix
que je porte moi pour suivre le Christ… la croix qui ne consiste qu’en
fatigue que j’endure pour faire mon œuvre »…
12 février 1948
(3 lettres). Il se réjouit que la première édition de l’antho-
logie soit épuisée; il la lit avec plaisir. Il attend le récit du séjour de
Joy à Lambaréné… Il demande des secours pour son ancien élève, le
pasteur Emil LIND, destitué depuis la guerre par le parti orthodoxe et
interné un temps par les autorités d’occupation. « Il est vraiment victime
de sa fidélité au protestantisme libéral et à moi »; Lind vient de publier
une biographie de Schweitzer, en Suisse… Affaires d’édition : il est
question de sa
Quest for the Historical Jesus
(« Je tiens tant à ce livre
et je voudrais que les étudiants puissent le lire »), de deux textes sur
Goethe, de l’étude psychiatrique de Jésus, d’un recueil d’articles… Mais
« il est bon que le public s’occupe de moi d’abord uniquement comme
du défenseur de l’éthique du respect de la vie et du droit de la pensée
libre en religion »… Une note confidentielle se moque de leur ami Melvin
ARNOLD, un temps « exorcisé » du « démon des superlatifs », mais
à nouveau possédé à son retour en Amérique…
18 avril
. Réticences
à propos d’un projet de livre
Albert Schweitzer en Alsace
: « il ne faut
pas enrichir la littérature biographique intime sur moi en ce moment.
Les gens ne doivent pas s’occuper de moi mais de ma pensée »… Du
reste « en rentrant en Europe je dois me concentrer entièrement sur le
volume de philosophie à terminer », et il ne le fera bien que dans une
«
concentration continue et extrêmement tendue
. Et si je ne réussis
pas cette fois à terminer le livre, je suis obligé d’abandonner l’espoir
de pouvoir le faire. Car je serai trop vieux pour cela ! »… Quant à une
nouvelle anthologie,
Wit and Wisdom of Schweitzer
, elle risquerait de
nuire à l’autre. « Autre chose. Je vois de plus en plus que je devrai
entrer dans la lutte pour le christianisme libéral, qui est si menacé en
Europe par le courant du temps »…
9 mai
. Remerciements pour la
traduction de sa thèse,
The Psychiatric Study of Jesus
, et son livre
sur GOETHE, la personnalité dont il s’est le plus occupé, car « c’est
un homme d’action tout en étant un poète, un penseur et, sur certains
domaines, un savant et un chercheur »… Il commente longuement
certaines idées de Goethe…
9 mai
. Remarques sur trois chapitres de
The Africa of Albert Schweitzer
, qu’il renvoie à Joy et Arnold; s’il fait
preuve d’« impérialisme » sur leur texte, c’est parce qu’il faut que tout
soit aussi exact que possible, « car je suis mis en cause »…
26 mai
. Il
autorise Joy à traduire l’article « Souvenirs de Ernest Munch » et son
« Goethe penseur », et à traiter avec Payot, pour la publication de
l’anthologie : il faut garder toute latitude pour verser des dons à l’hôpital
de Lambaréné… Il propose de remanier en allemand le chapitre « The
Struggle of Equitorial Africa », pour
The Africa of Albert Schweitzer
…
12 juin
. Ce chapitre lui a donné du travail : « Je n’ai pas eu l’occasion
depuis bien des années à écrire un exposé en allemand. Et comme
je dois (et veux) me servir de cette langue pour mon troisième volume
de philosophie, que j’entreprendrai prochainement […] il m’était profi-
table de m’y préparer et de m’entraîner à nouveau dans ce sport que
j’avais délaissé pour un temps »…
29 juillet
. Amusante réplique sur son
« impérialisme » : « Que diront M. Truman et Eleanor en apprenant que
vous avez abdiqué le non-impérialisme si cher aux Américains pour
succomber à l’impérialisme dont vous avez été infecté à Lambaréné »…
Il supplie Joy de renoncer à son projet sur
L’Esprit de sagesse A.S.
: « Il
vous manque des écrits qui se trouvent dans mes grandes esquisses
du 3
e
volume de philosophie s’étendant sur plus de vingt ans. Là-de-
146