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dont personne n’avait entendu parler : l’écrivain que j’étais »... À huit ans, Sartre ne pouvait remettre en doute l’autorité de Mme Picard
et de son grand-père sur sa vocation d’écrivain... « Je jalousais les détenus célèbres qui ont écrit dans l’ombre d’un cachot [...], sans espoir
d’être publiés ni jamais lus : ils avaient eu des vies exemplaires. Injustement punis puis oubliés par leurs contemporains, la génération
nouvelle ignorait jusqu’à leur nom et cette parfaite solitude leur donnait l’indépendance morale et matérielle : ils avaient le loisir de
peindre les normes sans l’obligation de les fréquenter. Je me désolais : nul tyran ne s’offenserait de mes vertus, les Droits de l’Homme
m’ôtaient ma dernière chance de puiser mon génie dans la réclusion »...
Dans le second fragment, plus long, Sartre parle de lui-même comme l’Autre. « Cet Autre était un objet puisqu’il n’apparaissait qu’aux
Autres, un mort puisqu’il n’y a pas d’écrivain vivant : feu Jean-Paul Sartre tel qu’il serait révélé aux universitaires du XXI
me
siècle, par
ses œuvres, sa correspondance et le témoignage de ses contemporains. Mais ce fantôme futur était si loin de me faire peur que je lui
livrai les clés de ma maison [...] Jean-Paul Sartre, pour faire descendre en moi l’inertie des choses, les inconsolables douleurs, les haines
irrespirables, les éternelles amours qui n’appartiennent qu’aux âmes défuntes ; toutes ces obstinations finiraient bien par me donner
un caractère »... Il s’imaginait indépendant de M. Simonnot, égal à Charles Schweizer, comblé par l’Être : « à chacune de mes œuvres,
une pierre se poserait en moi sur d’autres pierres ; à la fin je serais muraille »... Sartre a barré presque trois quarts de page consacrés à la
contrainte et l’élan sous-jacents à son écriture, et à l’époque où il s’éloigna de ses songes en faveur des incidents de la vie quotidienne.
« Si je m’ennuyais, une petite chorale d’amateurs chantait : “l’écrivain s’ennuie” et cela suffisait à me rendre l’ennui supportable :
ce n’était qu’un accident infime et provisoire dans la vie d’un grand homme ; l’Autre était là et ailleurs en même temps, en 1930, en
train d’écrire mon œuvre [...] Écrivain de naissance, je n’avais qu’à suivre ma pente »... Il fit cependant des efforts pour se ressembler à
ses modèles : « le génie se distingue par des passions et des manies, par des gestes singuliers ; à moi de produire les marques de mon
originalité. Le résultat de cette double postulation c’est que je fis mon caprice par devoir [...] ; la spontanéité se fondit avec la discipline
et je retrouve aujourd’hui dans mes sentiments les plus vrais l’indissoluble alliage du devoir et de l’inclination »...
204.
Jules SUPERVIELLE
(1884-1960). L.A.S., 15 novembre 1938, à une dame ; 2 pages petit in-4.
120/150
Il la remercie de sa « grande gentillesse à l’égard de ma poésie, au moment où elle va affronter un jury d’autant plus redoutable qu’il
est assez hétéroclite. Quelle que soit sa décision je n’oublierai pas, Madame, l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma cause que
vous avez défendue si aimablement ». Il ajoute qu’il ne se fait pas trop d’illusions : « De toutes façons je serai heureux et fier d’avoir été
si brillement défendu. Un candidat n’est-il pas toujours un peu un accusé, du moins pour certains ? »
205.
Paul VALÉRY
(1871-1945).
M
anuscrit
autographe,
Jeune Parque
; 1 page et demie petit in-4.
500/600
N
otes
pour
son
poème
L
a
J
eune
P
arque
(1917) : « imprégner sa substance – mémoire comme un marbre, un onyx avec sa structure au
soleil – et se voir, ne plus se comprendre, s’être toute présente, subtile tellement que les événements, les dieux, les effrois, les maux,
malheurs, suspens – vus de si près, si intimement soient autre chose [...] et que tous les temps soient présents et absents, sans ordre,
le futur, diamant comme les autres et – les temps divers, les actes, comme les astres, tous les siècles présents, les ères »... Au verso,
ébauches de vers : « Je laissais se mourir le timbre de ma voix », et « Terre rude et mêlée à l’algue porte moi », avec des listes de mots...
206.
Paul VALÉRY
(1871-1945). 20 L.A.S., 1 LS. et 1 lettre dactylographiée, 1941-1943, à la comtesse Robert de
B
illy
(2 au
comte) ; 23 pages formats divers, la plupart avec enveloppe ou adresse (2 au crayon).
1 500/2 000
C
harmante
correspondance
du
poète
à
la
châtelaine
de
M
ontrozier
pendant
l
’O
ccupation
.
1941
.
[Montrozier (Aveyron) début septembre].
Il se sent vaseux, mais il est levé depuis 6 h et il travaillote. « M. Rey doit être le beau-
frère de ma fille. S’il est chargé des missions, inutile, je crois, de sonner Albert I
er
»...
Montpellier [13 septembre]
. Il se sent dépaysé,
après avoir pris l’habitude, chez la comtesse, d’être choyé, et « de goûter chaque jour un mélange délicieux de loisir, de solitude, de
compagnie, de vague méditation et de conversation (parfois trop hardie – je m’en excuse) ; bref, de vivre selon l’amitié la plus simple
et la plus harmonique »... Dans son «
Abbaye aux Dames
», il était « un peu mon Dritte Faust chez les Fées »…
Marseille 17 [septembre]
.
Il réitère le charme de son séjour à Montrozier, « ce temps d’intimité charmante... et de bouillons de légumes ». Il annonce son départ
pour Vichy, « puis Paris, la zone occupée – la scissure. Cependant, il a fallu des catastrophes et cette affreuse mesure pour que nous nous
connaissions mieux »...
Paris 10 octobre
. Il évoque avec reconnaissance son séjour alors qu’il était « en mauvais état » et « patraque »… Il va
recommencer son cours… « Dites mille choses pour moi à Madame la Mer et à Monseigneur le Soleil. Le 30 de ce mois, il y aura 70 fois
que ce grand astre aura joui de ma présence »...
Jeudi
. Invitation à entendre chez le Dr Bour, « Mary Marquet dire un peu du
Narcisse
»,
avec des pièces pour flûte et piano jouées par Gaubert et Maas ; il prie le comte d’appuyer sa demande de « médaille de vieux serviteur »
en faveur de son « antique cuisinière »...
21 décembre.
Il ne veut pas laisser « filer dans le sablier cette mourante et obscure année » sans
rappeler les jours « doux et indisposés […] passés dans l’Abbaye aux Dames, légumes compris »...
1942
.
18 avril
. Il est « en pleine… rogne », ayant reçu son laissez-passer en retard : sa conférence à Lyon, et sans doute Limoges et la visite
à Montrozier sont manqués. « Ah ! Les printemps m’en veulent ! La bêtise des poètes, d’avoir chanté ces pubertés agrestes ! […] Je mets à
vos pieds un nerveux et lamentable vieillard et ami ».
[Limoges 22 mai]
. Instructions concernant divers objets laissés à Montrozier, dont
un calepin et des livres (Joyce). Le Dr Périgord lui a radiographié « ce fameux estomac nerveux. Il a fait mieux. J’espère, grâce à lui, avoir
[...] de quoi chausser mes pieds ! – Quant à la conférence, elle fut ce qu’elle fut. Théâtre plein »...
[Paris]
18 juin
. Il ne sait ce que sera son
été, mais pense au « château ami […] M. votre époux sort d’ici. Je lui ai exhibé de sales manuscrits dont celui de la
J. Parque
»...
10 août
.
Il a eu des ennuis, dont l’hospitalisation de sa fille, « et puis la maudite insomnie. Et je devrais travailler
plus que jamais
! » Il craint
aussi les conditions de voyage : « la vie est impossible aujourd’hui. Pardonnez-moi de vous écrire dans un flot d’humeur massacrante »...
… / …