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« Un jour, il faudra faire de cet éveilleur d’esprits,

l’une des quatre ou cinq figures de proue de toute

notre Renaissance »

Verdun-Louis Saulnier,

Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance

,

1944, p. 86

Saint Étienne Dolet, poète et martyr

Paraphraser ici le titre célèbre de Jean-Paul Sartre (

Saint Genet, comédien et martyr

) ne signifie pas pour autant épouser un point de

vue ‘positiviste’ sur la vie et l’œuvre littéraire d’Étienne Dolet. En 1857, Joseph Boulmier voyait en lui « le Christ de la pensée

libre ». Le martyr bien réel du 3 août 1546 devenait sous sa plume celui qui nous transmettait « ce feu sacré que le Prométhée du

progrès et de la science voudrait faire circuler dans les veines du pauvre peuple » (

Estienne Dolet

, 1857, p. 274). L’érudit

bibliographe Paul Lacroix, quant à lui, basculait du côté inverse. Ayant découvert la fameuse reliure épigraphique à la devise

d’Étienne Dolet sur les

Heures

de Tory (1525), aujourd’hui conservée à la BnF dans la collection Rothschild, il le déclarait naïvement

« bon chrétien, attaché à la foi des ses pères et surtout au culte de la Vierge ». Lucien Febvre a mieux perçu sa personnalité,

le décrivant dans son célèbre

Problème de l’incroyance au XVI

e

siècle

comme : « séduisant, brutal et sensible, ivre d’orgueil et fou de

musique, remarquable nageur, prompt spadassin, une force de la nature, mais mal réglée et déconcertantes dans ses effets ».

Au fond, le Dolet que présente ce catalogue nous semble bien plus proche de sa vérité. Car c’est d’abord par ses livres, ceux qu’il

écrit comme ceux qu’il imprime - et souvent il imprime ceux qu’il écrit - que l’on peut découvrir sa très réelle dimension de poète

libre et d’artiste immensément talentueux. Cette approche concrète, proche d’ailleurs de celle que Sartre eut pour Genet, suivie ici

livre après livre, retrouve et déploie les choix de vie d’Étienne Dolet, ses choix de poète comme ses choix d’imprimeur, ceux qui ont

conduit au bûcher cet indéniable partisan d’un nouvel Évangile.

« Seule la liberté peut rendre compte d’une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin d’abord écrasée

par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on

invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu’un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l’univers jusque dans les

caractères formels de son style et de sa composition » Jean-Paul Sartre, Prière d’insérer de

Saint Genet, comédien et martyr

Étienne Dolet est donc d’abord dans ses livres et surtout dans ceux qu’il a imprimés de ses propres mains. Les bibliographes en

dénombrent environ quatre-vingt-dix, le dernier d’entre eux étant le fameux et si rare

Second Enfer

(1544), représenté ici dans son

édition originale par un très remarquable exemplaire (lot 45). Cette collection, issue au départ d’une ancienne collection acquise en

bloc il y a bien longtemps puis patiemment enrichie, en présente trente-quatre, si l’on nous permet d’inclure à ce nombre la

remarquable reliure épigraphique sur le

Sannazaro

de Gryphe (lot 11).

Collectionner les Dolet, en réunir une

série

, pour suivre ici le nom générique donné au XVIII

e

siècle aux premières collections

aldines, est un sport de haut vol auquel les bibliophiles des temps anciens se sont depuis longtemps adonnés. L’ambition

révolutionnaire de Dolet ne prolongeait-elle pas celle d’Alde Manuce : changer le livre pour changer le monde ?

Mais les livres de Dolet, génial poète, génial traducteur (et parfois même auto-traducteur de ses propres œuvres), génial imprimeur,

possèdent un parfum supplémentaire et dramatique, celui du feu. La plupart des quatre-vingt-dix ouvrages qu’il imprima ont été

plusieurs fois détruits par des autodafés terribles. Ils sont donc connus pour leur rareté, et cette rareté est aujourd’hui rapidement

quantifiable grâce à l’internet.

Réunir trente-quatre livres de Dolet sur quatre-vingt-dix est un exploit inédit et peu commun dans l’histoire bien balisée des

collections de livres. Ce catalogue est ainsi mieux fourni que certaines grandes bibliothèques du passé. Au XVIII

e

siècle, le duc de

La Vallière (1708-1780) lui-même ne put réunir que dix-sept éditions de Dolet, le comte de McCarthy-Reagh (1744-1811),

énigmatique comte irlandais vivant à Toulouse, n’en posséda que treize. Plus près de nous, Ambroise Firmin-Didot avait acquis

presque toute la production de son malheureux confrère : vingt impressions de Dolet figurent dans les différents catalogues de

ses ventes, mais il en possédait encore d’autres dans ses bibliothèques de travail.

Condamnées par la Sorbonne et brûlées devant Notre-Dame, les œuvres de Dolet offraient un vif intérêt pour les bibliophiles et

suscitaient leurs convoitises. Ces grands collectionneurs les plaçaient avec un infini respect à côté des livres de Michel Servet et

de Giordano Bruno qui, eux-aussi, furent brûlés avec leurs livres.

Aujourd’hui, c’est à un autre feu, celui-là bien pacifique, que ces ouvrages rares vont être livrés, celui des enchères.

Jean-Baptiste de Proyart