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Ultimes projets littéraires et soucis “phynanciers”

pour sauver ses manuscrits

199

JARRY (Alfred).

Lettre adressée à Thadée Natanson.

Laval,

30 juin

[19]

07.

Lettre autographe signée “Alfred Jarry” ; 4 pages in-12,

enveloppe avec marque postale conservée.

Lettre très émouvante, écrite quatre mois avant sa

mort : malade et démuni, Alfred Jarry y évoque ses

œuvres en chantier et demande de la “phynance” pour

régler son loyer parisien et récupérer ses manuscrits.

Les nouvelles “

sont bonnes au point de vue travail cérébral, mais la faiblesse physique est très grande, malgré un mieux régulier. Quoique la vie que je

mène ici soit très saine, je suis depuis quarante jours environ au lit, où, en dépit des médecins, je noircis force papier d’ailleurs. J’ai ajouté des tas de choses

à la Dragonne, sachant que M. Fasquelle doit être en vacances, donc qu’il y a du temps pour lui remettre le manuscrit. Quant à la Chandelle verte (nos

anciennes Spéculations et Gestes, augmentées de beaucoup d’autres), vous savez mon estime et mon amitié pour vous et vos frères, je serais très heureux

que vous me permettiez de dédier le livre, en souvenir de la Revue blanche :

À MM. Alexandre, Thadée et Alfred Natanson.

Il a donné congé de son logement, rue Cassette, comme son correspondant le lui avait suggéré, mais il est très faible, sujet à des vertiges et des accès

de fièvre dès qu’il se lève. Or, il doit avoir déménagé au plus tard le 6 juillet : “

les meubles importent peu

”, souligne-t-il, insistant sur l’importance

de ses manuscrits. Il sollicite donc Thadée Natanson.

J’ai pour garanties, outre quelques bons amis je pense, qui, m’avez-vous dit, ne me lâcheront pas, les 3 volumes Dragonne, Chandelle verte et Roman grec

(sans parler du Pantagruel), plus les exemplaires restants du Moutardier dont le dernier luxe (nº 20) et le luxe 19, souscrit par ma sœur mais qu’elle me

cède et dont j’ai le placement en bloc chez un libraire (Amelot, galerie Vivienne), qui avait déjà souscrit tous les luxes de ma plaquette sur Samain, livre

que je vous enverrai d’ailleurs, ainsi que les deux tomes parus du Théâtre mirlitonesque. Seulement je ne les ai pas à Laval.

Mais, pour revenir à cette question phynance, je n’ai pu, étant malade, m’occuper de rien et le temps est court, d’ici le 5 courant ! Trouverait-on une

solution avant cette date ? Sinon je risque qu’un concierge maladroit égare ou perde mes manuscrits

[…].

Il s’agirait seulement de trouver cinq louis : avec

cela je me tirerais du voyage (en 3

e

), du petit déménagement et du dernier terme, à condition de recevoir les phynances à temps

[…].”

Il le remercie de toutes les démarches qu’il voudrait bien accomplir et de son aide.

Il ajoute, en post-scriptum, qu’un orage vient d’éclater et que sa main se raffermit, lui permettant d’écrire plus lisiblement et lui redonnant

confiance sur son état de santé.

Il est certain que je ne pourrai prendre qu’un train de nuit – je dors d’ailleurs admirablement en wagon et le parcours de paysages tant de fois vus est

bien monotone.

Il a ajouté, dans la marge :

Pardonnez mes ratures ! Je n’ai pas le temps de recopier ma lettre pour le courrier du soir.

Ami des Nabis, co-fondateur avec ses frères de la

Revue blanche,

Thadée Natanson (1868-1951) en fut le principal animateur. Alfred Jarry y entra

en 1896 grâce à l’amitié de Félix Fénéon, secrétaire de la revue. Proust, Gide, Claudel et Apollinaire y débutèrent. Thadée Natanson et Misia, sa

brillante épouse, furent au cœur de la vie artistique et littéraire du Paris fin de siècle. Il est le dédicataire du Chapitre VIII des

Gestes et Opinions

du Docteur Faustroll,

chapitre clé pour avoir révélé un aspect fondamental de la ‘Pataphysique’. Lorsque Thadée Natanson se retira en cessant de

soutenir le constant déficit de la revue, il ne cessa de prodiguer aide et soutien financier à Jarry. Il lui adressa les cinq Louis demandés dans cette

lettre.

Lettre inédite jusqu’à sa publication par Édouard Graham dans

Passages d’encre

(Gallimard, 2008, nº 108).

3 000 / 4 000