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En 1856, la crise mystique que traversait Victor Hugo était à son comble. Adepte de la théosophie et de l’occultisme, le poète

avait pratiqué à partir de 1853 en famille des séances de tables tournantes pour communiquer avec Léopoldine, Jésus-Christ

ou Shakespeare. Puis, en 1855, la folie soudaine d’un des participants, Jules Allix, jeta la panique dans le groupe des spirites.

Les esprits furent consignés aux limbes et les tables enfin se turent.

La croyance au spiritisme devait entraîner le poète dans un monde second, exacerbant une angoisse qui se traduisait la nuit

par des apparitions, bruits étranges, rêves prémonitoires, “lumière”.

Nuit du 6 au 7 décembre

[...].

Au plus profond de la nuit, je me suis réveillé, et j’ai songé tristement, en priant. Comme je songeais depuis quelques minutes dans le

silence universel (temps calme, pas de vent, pas de mer), j’ai entendu un chant tout près de moi. Cela me semblait venir de la chambre

voisine. J’ai écouté. C’était un chant de voix humaine, doux, léger, vague, faible, aërien. J’ai pensé qu’une des bonnes s’était réveillée

et chantait. Mais la douceur de la voix avait quelque chose de surprenant et d’infini qui me fit écarter cette idée. Je supposai que

c’était à travers le sommeil et en rêvant, que l’une d’elles chantait ainsi. Mais la mélodie que la voix chantait, inarticulée et sans

paroles, avait un rythme continu, parfaitement suivi et lié, absolument inconciliable avec le discours du sommeil et du rêve. Tout

en me disant ces choses, j’ai fini par croire que je rêvais moi-même, j’ai senti la mélodie flotter confusément à mon oreille et je me

suis rendormi. Un temps quelconque, qui n’a pas dû être long pourtant, s’est écoulé ; je me suis réveillé. Cette fois c’était le chant qui

me réveillait, toujours chanté comme à travers la cloison. Il était plus distinct encore que la première fois... à la fois mélancolique et

charmant, et je regrettais de n’être pas musicien pour la noter. C’était comme le murmure-musique de Titania.

Ce matin, j’ai demandé aux femmes de chambre quelle était celle des deux qui avait chanté. Elles avaient dormi toute la nuit

d’un seul somme... je suis descendu savoir des nouvelles de la nuit de ma fille. L’indisposition s’était aggravée. Ni elle, ni sa mère,

n’avaient dormi de la nuit. Je n’avais rien dit, quant à moi, de ce que j’avais entendu quand tout à coup ma femme, au milieu des

détails sur la fièvre de sa fille, m’a dit : « Une chose singulière. Cette nuit, vers minuit, j’ai entendu un chant dans la cheminée.

Ma fille ne dormait pas. Je lui ai demandé si elle entendait cela, elle m’a dit : « Oui, mais je ne t’en parlais pas, de peur que tu ne

crusses que j’avais le délire » ... Ce chant a duré sans interruption plus de quatre heures. Ma femme et ma fille l’ont entendu tout

le temps. Vers cinq heures du matin, il a cessé.

Exilé à Jersey puis à Guernesey, Hugo délivre son message sur un ton prophétique. Son inspiration ne connaît aucune limite

et cette période voit la publication d’œuvres majeures. Il achève notamment

Les Contemplations

, chef-d’œuvre composé

autour de la mort de Léopoldine. Longue méditation sur le destin de l’homme et le sens de l’univers, le recueil est hanté par

les révélations spirites expérimentées par le poète, comme en témoigne le présent carnet.

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