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Si une lettre est une âme écrite, un regard est l’ âme elle-même

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BALZAC (Honoré de).

Lettre adressée à Zulma Carraud.

Sans lieu, 4 janvier 1831.

Lettre autographe signée “Honoré” ; 4 pages in-4.

Une des plus belles lettres de Balzac, à la fois littéraire et sentimentale, où l’écrivain se livre

sans fard.

Jamais, je n’ai trouvé de mots, d’idées pour peindre ce que j’éprouve ! pour les livres, oui ; mais pour les accidents

de ma vie, oh non.

- Comme vous me punissez des torts que me donne ma vie vénale et chargée de travaux, vous prenez sur vous tous les

manques apparents d’amitié, et vous m’excusez en tout.

Je ne sais que vous dire, aussi, j’irai vous voir – un regard ami exprime plus que toutes ces phrases, car si une lettre est

une âme écrite, un regard est l’ âme elle-même.

Des vœux, des espérances pour vous, j’en fais autant que pour moi-même – il y a une certaine pudeur qui empêche

d’avouer, même en amitié, tout ce qu’on a dans le cœur d’exaltation et de sentiment

[...]

– Je chicane et marchande

mon existence à coups de plume. Mes nuits, mes jours se consument dans une seule pensée : du pain et de l’ honneur. Il

y a bien des secrets dans la misère – et il faut un cœur bien profond pour tout y ensevelir en silence - Aussi vous aimais-

je trop pour vous-même, et je ne vous en dirai pas davantage. Vous saurez un jour quelle espèce de noblesse il y a eu à

moi d’accepter sans trop me regimber, les reproches adressés à ma politique ; mais comme vous dites, brisons là-dessus.

Les hommes qui ont une pensée, un but, une destinée, ne doivent compte de leurs moyens qu’ à Dieu – Au milieu de

mes peines, de mes travaux, j’ai bien souvent pensé à vous, car le malheur, Madame, est intelligent, et tous ceux qui

souffrent de l’ âme à quelque titre que ce soit, savent compâtir sur eux-mêmes, et se reconnaître, se lier, s’aimer, par

cela même qu’ils gémissent – Puissiez-vous être heureuse, et vivre de votre vie voilà mes souhaits.

En ce début de l’année 1831, Balzac est accaparé par la Société d’abonnement général qu’il avait lancée l’année

précédente avec quelques amis. Sorte de club du livre fournissant à ses abonnés de manière périodique une

quantité d’ouvrages, c'est une des premières tentatives pour démocratiser le marché du livre.

Il sort également de mois d’intense collaboration au journal

la Caricature

qu’il avait fondé en 1830. Plongé dans

la rédaction d’un nouveau livre, la

Peau de chagrin

, il devait prendre petit à petit ses distances avec le journal

jusqu’à la fin de leur collaboration en mai 1832.

Le voilà donc “

livré à tout l’ennui d’une vie d’athlète – disputer dans une sorte d’arène, et à coups d’idées, le pain

littéraire. Se tuer à trouver des idées d’articles, perdre son énergie et son activité à de petites choses – Je n’ai pas devant

moi, six mois sans inquiétudes, pendant lesquels, je puisse faire une œuvre afin de me placer en dehors des médiocrités

et parvenir là où je sens que je dois être

[...].

[...]

je vis dans une cellule, je ne sors pas d’un monde idéal hors duquel, il n’y a que souffrance et chagrin pour moi

– Jugez quel effet produit sur moi, une voix amie comme la vôtre quand elle parle et quel bonheur j’éprouve à savoir

qu’il existe un cœur où je puis rasseoir ma pensée, calme après tant de fatigues. En ce moment je vous donne une des

heures les plus tranquilles de ma nuit et je me reporte en idée auprès de vous – pour moi, c’est une scène de bonheur et

de paix – une heure de confession pure et fraîche, après laquelle, je serai presque consolé de ma vie. Il m’en faudrait

beaucoup ainsi pour écarter les moments de découragement féconds en idées sinistres, et où viennent des fantômes qui

montrent du doigt un avenir menaçant.

Il annonce la sortie prochaine d’un nouveau livre “

véritable niaiserie en fait de littérature, mais où j’ai essayé de

transporter quelques situations de cette vie cruelle par laquelle les hommes de génie ont passé avant d’arriver à être

quelque chose.

[...]

je vous demanderai votre opinion, et je ferai sans doute ma paix avec les amis qui accusent ma

politique

.” Cette “

niaiserie

”, cependant, ne devait pas apparaître sur les étals avant août 1831 sous le titre

la Peau

de chagrin

.