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Sur les prix littéraires
:
« Enfin libérée du tohu bohu des prix, utile et absurde pratique à laquelle je devrais être habituée,
mais non, c’est comme les livres et la peinture, toujours nouveau. »
(3.12.89)
« Ici une sorte de bagarre feutrée se prépare au jury Femina. Première escarmouche après-demain.
Je trouvais cela drôle il y a quinze ans. Maintenant un peu pénible. »
(12.3.90)
« Il est vrai que cela fait une petite fortune pour celui ou celle qui triomphe – outre la simple joie
d’avoir son nom partout. Mais les vieilles gens du jury comme moi sont toujours un peu mal à l’aise :
on croit avoir raison, mais est-ce tellement sûr ? On sait généralement très bien à qui ne pas donner
le prix. Mais le donner ? De quel droit, en même temps, vouloir être plus juste que les dieux, qui
donnent ou ne donnent pas le talent, le donnent aujourd’ hui, le retirent demain ? Et l’on n’ose tout
de même pas jouer aux dés... »
(25.11.90)
Son amour des chiens et des chats
:
« Les chiens et les chats sont affalés de tout leur long, un peu partout sur les carrelages, c’est très
joli à voir (trois chiennes, cinq chats ou chattes, plus un candidat à l’adoption, roux et blanc,
régulièrement nourri sur un rebord de la fenêtre, mais qui n’a pas encore droit au carrelage
intérieur – ça viendra). »
(23.7.90)
« Le pré est toujours en paillasson. Mais on a remis le chauffage en marche. Et hérité d’un nouveau
chat, baptisé le Rouquet, et du genre voyou et squatter. Il s’installe à peu près de force, et attrape
les autres chats.
(...)
Comme tout le monde ici dort les portes ouvertes, il saute sur les lits et vient
vous renifler quand on dort. On le trouve le matin couché en rond à vos pieds, et les autres chats
furieux lui crachent au nez. Les chiens ne disent rien. Ils se méprisent réciproquement, que c’en est
beau à voir. »
(8.9.90)
Un souvenir de jeunesse
:
«
(...)
Ce qui va beaucoup me rajeunir, car je vais aller à la Bibl.
Sainte-Geneviève, où je suis allée la première fois quand j’étais encore au lycée, avec une frange
sur le front et deux grandes nattes ! mais on m’a laissée entrer, et on m’a donné les volumes anciens
(17
e
siècle, d’époque) que je voulais lire. Malheureusement, il y en avait 14 ! Les garçons de bilbl.
en avaient plein les bras, et tout le monde a beaucoup ri. Et je n’en ai lu que la moitié d’un – c’était
horriblement ennuyeux : très mauvaise littérature. (Honoré d’Urfé.) »
L’expérience de la mort
:
« Je vous envoie les poèmes promis, publiés par Jean Paulhan vers les
années 60, au tout début, pendant que j’étais à la clinique de Port-Royal, où pendant deux jours
je me suis sentie à un cheveu de la mort – pas du tout désagréable d’ailleurs, et même une précieuse
expérience. (Ce n’était pas la première fois, cela m’était déjà arrivé quand j’avais quatorze ans –
finalement cela vous ôte toute espèce de panique.) »
(1.11.90)
Naissance et vieillesse
:
« Mais 83 ans c’est trop, je dure beaucoup trop longtemps. Drôle de
période (dans l’année) pour naître : la première heure (1 h du matin) du jour où le jour est égal
à la nuit, mais dans la tempête (et née au bord de l’océan, en plein ouest), je n’ai jamais su mon
horoscope, mais je sais bien que dans ma vie, tout a été à deux faces, dans un équilibre précaire.
C’est intéressant, disait J.P. qui faisait semblant d’y croire. »
(29.9.90)
La société contemporaine
:
« Ce petit mot, je l’écris à la
NRF
, entourée d’une horde
de police qui bloque le bd St Germain. Ce sont les lycéens qui veulent avoir leur nouveau 68.
Ils se plaignent parait-il d’être 40 par classe... J’ai fait toutes mes études avec 40 par classe, sans
le moindre problème pour personne. Ce Brave New World m’est tout à fait incompréhensible.
Mais heureusement personne ne me demande mon avis. J’ai envie d’adopter le dicton anglais
légèrement transformé : “There is something to be said for being dead” [Il y aurait à dire en faveur
de la mort], ce qui est bien vrai, en “There is something to be said for being old” [Il y aurait à dire
en faveur de la vieillesse] ... on s’écarte et on regarde. »
(24.10.90)
Ses œuvres littéraires
:
« Il y a eu, comme cela, quelques brèves années, entre 50 et 60, une sorte
de petit incendie, dont quelques cendres tâchent à ne pas s’éteindre – mais elles s’éteignent : je suis
fatiguée, c’est bien évident. »
(17.11.90)
Dans ces lettres se livre avec pudeur mais franchise celle qui fut l’une des rares femmes au
centre du monde littéraire parisien dans l’une de ses périodes les plus fécondes, et qu’elle juge
avec une lucidité sans complaisance. Elles reflètent l’indépendance d’esprit et le mépris des
préjugés qui lui permirent de rédiger
Histoire d’O.
6 000 / 8 000
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