Un défilé de papier
Pierre Bergé conseillait volontiers à ses interlocuteurs la lecture d’une nouvelle de Fernando Pessoa intitulée
Le banquier anarchiste
. Au soir de sa vie, un financier répond à un jeune homme qui l’interroge sur ses engagements de
jeunesse, le soupçonnant de les avoir trahis. Le vieil homme démontre combien il leur avait été au contraire fidèle,
œuvrant dans la discrétion mais avec détermination, usant des moyens que sa réussite professionnelle lui avait accordés
– à rebours des militants patentés. Jouant de l’effet de miroir, comme il le fit avec les livres de sa bibliothèque, l’ancien
compagnon d’Yves Saint Laurent, mécène et homme d’affaires comblé, livrait ainsi une des clefs de sa personnalité.
Or s’il fallait définir Pierre Bergé en un mot, c’est bien celui de fidélité qui s’imposerait aussitôt : fidélité à ses amis comme
à ses engagements, fidélité à ses passions, fidélité en somme au jeune Oléronais “monté à la capitale” à l’âge de dix-huit
ans. Fidélité de même aux arts pour lesquels il voua, sa vie durant, un culte ardent – musique, peinture et littérature
mêlées. Le bibliophile s’inscrit dans cette histoire singulière. Ayant débuté comme courtier en livres rares, Pierre Bergé
fit sien le jugement de Montaigne, un de ses auteurs de prédilection : “C’est la meilleure munition que j’ai trouvée à cet
humain voyage.”
Libre de toute spécialisation ou d’un carcan chronologique, la quatrième vente de la bibliothèque de Pierre Bergé propose
un florilège faisant écho aux multiples facettes de l’amateur : si la littérature s’y taille bien entendu la part du lion, d’autres
domaines rappellent les intérêts de l’homme pour la botanique et l’art des jardins, la philosophie ou l’histoire.
On y trouve encore quelques grands livres illustrés – goût surprenant pour ce disciple de Flaubert lequel refusait qu’on
illustrât ses romans – ainsi que des ouvrages liés aux lieux de sa mémoire, qu’ils évoquent le Maroc, comme la
Description
de l’Afrique
(1556), ou qu’ils aient été imprimés à La Rochelle ou à Aix-en-Provence. Ses amis – Jean Cocteau, Jean Giono
ou Bernard Buffet – y côtoient enfin les témoins de son aventure personnelle, telle
L’Encyclopédie anarchiste
de Sébastien
Faure que la veuve de ce dernier offrit au jeune homme avant son départ pour Paris.
Par sa diversité et son ouverture hors du commun, cette vente invite à un voyage à travers l’histoire du livre où se
découvrent, côte à côte, officiels et hétérodoxes, jardiniers et romanciers, militants et poètes.
Le Propriétaire des choses
,
encyclopédie médiévale illustrée imprimée à Lyon au XV
e
siècle, voisine avec un exemplaire conservé dans son vélin
d’origine de la première édition des
Essais
de Montaigne ou avec l’exemplaire fameux entre tous de
Du côté de chez Swann
,
le numéro 1 sur papier du Japon que Marcel Proust offrit à Lucien Daudet. Les grandes
Chroniques
de Monstrelet imprimées
sur vélin et enluminées à l’époque précèdent le livre fondateur de la botanique moderne de Leonhart Fuchs publié en
1542, dont l’exemplaire ici colorié a appartenu à un proche de Montaigne, le président de Thou, puis le merveilleux
exemplaire relié par Gomar Estienne, relieur du roi, des
Dix premiers livres de l’Iliade
(1545), traduits par le poète Hugues
Salel à la demande de François I
er
, ou deux exemplaires célèbres, sur grand papier, d’œuvres de Gustave Flaubert :
Madame Bovary
(1857) portant une dédicace à Lamartine et
Salammbô
(1863) offert à Hector Berlioz. On y voit encore
une collection de lettres autographes d’Édouard Manet adressées à son ami et premier défenseur Émile Zola, le
manuscrit autographe des
Pompes funèbres
de Jean Genet ou l’exemplaire du
Grand Meaulnes
offert par Alain-Fournier
à Charles Péguy – quelques mois avant que les deux amis ne soient tués sur le front, dès le début du conflit.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : la manie bibliophile à laquelle Pierre Bergé prétendait avoir longtemps résisté s’enracinait
d’abord dans le goût de la lecture. Sa bibliothèque est ainsi nourrie de tous ces textes qui l’accompagnèrent sa vie durant,
compagnons fidèles dont il s’ingénia à dénicher les premières éditions, entre autres : Clément Marot, Maurice Scève et
ceux de la Pléiade, Montaigne bien entendu, Cervantès, Blaise Pascal, son cher Flaubert, Oscar Wilde, les anarchistes
Stirner ou Bakounine, Jean Giono – “ce que je lui dois est indicible”, avoua-t-il –, les dynamiteurs André Breton,
René Crevel, Céline ou Genet – “tous ceux qui jettent des bombes dans les jambes de la société” –, Raymond Radiguet,
Jean Cocteau, ou encore André Gide, qui fut pour la génération du collectionneur bien plus que le
Contemporain
capital
: un professeur de liberté.
Compagnon fidèle mais demeuré dans l’ombre des créateurs – de Bernard Buffet, d’Yves Saint Laurent ou de
Madison Cox –, Pierre Bergé signe ici sa propre collection : exactement soixante ans après la collection
Trapèze
qui devait
imposer Yves Saint Laurent, il convie le lecteur à un défilé qui promet d’être mémorable.