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les collections aristophil
L’esprit caustique de l’étudiant se manifeste
à la rubrique « Professeur », dont il relève la
banalité des appréciations, ou sous l’intitulé
« Termes agaçants » (« Collation dînatoire,
Boycotter, La capiteuse blonde etc. »)
Cer taines entrées recouvrent des
considérations personnelles. Il est alors
passionnant de voir le jeune homme
se livrer à une introspection encore
presque gidienne, qui annonce son grand
œuvre autobiographique,
Les Mots
: « Moi —
J’ai cherché mon moi ; je l’ai vu se manifester
dans les rapports avec mes amis, avec la
nature, avec les femmes que j’ai aimées. J’ai
trouvé en moi une âme collective, une âme
du groupe, une âme de la terre, une âme
des livres. Mais mon moi proprement dit,
hors des hommes et des choses, mon vrai
moi, inconditionné, je ne l’ai pas trouvé. »
Cultivant la forme du fragment, de
l’aphorisme, le khâgneux émaille ses pages
de citations sans toujours citer sa source ni
même recourir aux guillemets, comme pour
s’approprier ses vastes lectures : Cicéron,
Pascal, Poe, Malherbe, Nietzsche, Louise
Labé, Jules Lemaitre et Brunetière, Goethe,
Montaigne, Racine, Rabelais, Shakespeare,
Salluste, Shelley, Schiller, Mallarmé... Parmi
les plus contemporains, on relève les noms
d’Emmanuel Berl et de Paul Morand (dont
il cite son roman
Lewis et Irène
qui venait
de paraître, et son
Ode à Marcel Proust
).
Il puise dans ce vivier d’idées pour échafauder
ses propres théories, qui augurent du futur
romancier et philosophe : « Il suffisait à
Goethe de faire un roman avec une de ses
.../...
passions pour s’en délivrer aussitôt » ; « Je
n’aime pas seulement Marcel Proust comme
un grand auteur, je l’aime encore comme
un tonique, un excitant. Il insère en moi sa
méthode, l’ayant lu je pense tout le jour
comme lui »…
Sartre a avoué s’être souvenu de ce carnet
en créant dans
La Nausée
le personnage de
l’Autodidacte qui entend acquérir une culture
complète en suivant l’ordre alphabétique
pour lire tous les volumes de la bibliothèque
de Bouville.
Cet extraordinaire abécédaire autographe,
qui nous plonge dans les commencements
de la pensée sartrienne, est agréablement
présenté dans une reliure originale signée
de Véronique Sala-Vidal.
Provenance
: donné par Jean-Paul Sartre
à Michel Sicard.
Écrits de jeunesse
(Gallimard, 1990, p. 437-
497).