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Mais son bonheur est de faire batir aussi dépensse-t-il des sommes immenses, beaucoup plus qu’il n’a ». Il invite les princes à passer
la revue de sa légion (Enghien se montre assez critique). Il faut repartir : Tübingen, Schaffhouse (visite des chutes du Rhin) ; des
« voituriers » les mènent en trois jours (avec le «
chtie brod
», pain qu’on donne à manger aux chevaux), par Bruck et Morgenthal, à travers
la Suisse, « ce beau pays, ces belles vallées, ces prairies arrosées par de charmants ruisseaux, ces bois de sapins », à Berne, qui est « dans
une position des plus pittoresque […] l’on découvre toute la chaine des glaciers et des montagnes de neige des alpes. Les plus près sont
à 10 lieues l’on croiroit y toucher. C’étoit la première fois que je voyois des montagnes couvertes de neige et ce spectacle m’enchanta »…
Visites au comte d’Artois et à Mme de Polignac. Excursion au lac de Thoune, et en chars à bancs à Untersee, Lauterbrunn, Grindelwald
et les glaciers (longues et belles descriptions de « ce spectacle neuf et imposant », anecdotes sur la chasse au chamois)…
Départ de Berne le 2 septembre, pour Morgenthal, puis Lucerne, où ils rencontrent Pfeiffer (Enghien écrit « Fifre ») qui leur montre et
commente son plan en relief d’une partie de la Suisse ; excursion sur le lac et au pied du Mont-Pilade. Tandis que son grand-père et sa
tante partent vers le Tyrol, Enghien reste avec son père, d’Espinchal et du Cayla, pour passer par le Saint-Gothard. Partis de Lucerne le
7 septembre, ils traversent le lac jusqu’à Gersau où ils déjeunent, et, après une halte à la chapelle de Guillaume Tell, arrivent au soir à
Altdorf. Le lendemain, ils (« nous quatres, nos six valets, notre guide, et un mulet qui portoit nos portemanteaux ») longent à cheval la
vallée de la Reuss, puis gagnent par un défilé dangereux et escarpé (« je me crus à l’entrée des enfers »), grimpant en zigzags, « le fameux
pont du diable » [Teufelsbrücke], dont Enghien trace une description frappante : « l’ame y est serrée, l’on éprouve un certain sentiment
de tristesse et malgré soi l’on retient sa respiration » ; puis, à travers une voûte obscure, ils débouchent sur la vallée d’Urseren ; dîner
de petites truites au goût exquis, de chamois dur et filandreux, et de marmotte, et coucher dans une auberge détestable. Le lendemain,
« par un froid vif et par un vent gelé qui nous coupoit la figure », ils gravissent péniblement la montagne jusqu’à la plateforme du Saint-
Gothard ; dîner à « l’hospice du pauvre capucin » ; puis descente vers Airolo et Deggio ; la descente continue par une route pittoresque
et étroite au bord du précipice en suivant le lit du Tessin (une des cascades lui évoque celle du canal de Chantilly), jusqu’à Bellinzone,
où ils rencontrent un homme qui avait été à la prise de la Bastille : « il y avoit eu si peur qu’il étoit parti le lendemain pour son pays
maudissant Paris et la révolution ».
Le lendemain, ils gagnent Magadino, au bord du lac Majeur, qu’ils traversent jusqu’à Locarno, puis se rendent à Intra. Excursion
aux fameuses îles Borromée, notamment Isola Bella où les reçoit le comte Borromée, mais qu’Enghien, à part la vue magnifique sur
les montagnes, n’apprécie guère : « à l’exception de son palais tous ses jardins sont de mauvais gout »… Le lendemain, les bateliers les
emmènent à Arona (amusante visite et ascension de la statue monumentale de Saint Charles Borromée) puis Sesto. De là, des voituriers
les mènent à Pavie, où ils retrouvent M. de La Carte, à Lodi, puis à Crémone, où les rejoignent les voyageurs du Tyrol : « Nous fumes
fort contents de nous retrouver ; il y avoit dix jours francs que nous étions séparés et depuis la révolution cela ne nous étoit point
arrivé ; et jusques à présent, c’est là l’espace le plus long que j’ai été séparé de mon grand-père ». Ils gagnent Milan, où ils sont très bien
accueillis par l’Archiduc ; description de Milan, des promenades, de l’opéra, de la cathédrale « digne des Romains », des rues de la ville ;
excursion à Monza. Puis ils partent pour Turin, où ils arrivent le 25 septembre1789, et où ils font « un long séjour » jusqu’au 6 janvier
1791, auquel Enghien décide de conter dans « un petit ouvrage à part ».
Suitte du journal de mon voyage
(p. 52). Le récit reprend par un exposé de la situation des émigrés, resté inédit : « Lorsque l’affaire de
Lion fut absolument manquée et que l’espérance que l’on avoit conservée jusques à ce moment fut anéantie, il fallut chercher d’un autre
coté des ressources plus certaines. L’empereur parroissoit parfaitement disposé pour nous ; et les trouppes qu’il avoit fait filer en Brabant
n’attendoient à ce que l’on disoit que de derniers ordres pour entrer en France. Les électeurs disoit-on étoient tout prêts à fournir leur
contingant, et nous avions apeine le temps d’arriver pour entrer en même tems. Il fut donc décidé que nous partirions avant peu pour
les bords du Rhin ». Le comte d’Artois part le 4 janvier 1791 pour Venise, Enghien et les siens partent le 6 vers le Nord. Description
pittoresque du passage du Mont-Cenis dans la neige et le vent. Route par Lanslebourg, Saint-Michel, Aiguebelle, Chambéry, Carouge
(en évitant Genève dont « les habitants partisants zélés de la révolution de France se faisoient un plaisir d’insulter les pauvres émigrés »),
Évian, traversée du lac, Lausanne, Berne, Schaffhouse, Stuttgart (où ils sont mal reçus par le duc de Wurtemberg), Carlsruhe (magnifique
réception par le margrave de Bade), Mannheim, et Worms où ils arrivent le 23 février 1791, et où l’électeur de Mayence a mis son
château à la disposition du prince de Condé.
Ils repartent de Worms le 2 janvier 1792 pour Ettenheim. « Pendant cette année, la persécution contre la noblesse, ayant été en
France poussée à son comble, l’émigration devint générale et les endroits habités par les princes furent regardés comme points de
rassemblement », à Worms et à Coblence ; devant l’affluence, des villages furent « assignés aux émigrés » ; le comte d’Artois obtint « la
permission d’armer et de former des compagnies, les vilages devinrent des cantonnements et les gentilshommes des soldats. […] Mon
grand père pouvoit alors compter de 1000 à 1200 gentilshommes sous ses ordres », celle du comte d’Artois était plus considérable.
Kellermann étant arrivé à Landau, les habitants de Worms prirent peur et forcèrent l’Électeur à chasser les Français, qui furent alors
accueillis par le cardinal de Rohan à Ettenheim. Le duc d’Enghien ajoute cette note : « J’ai cru inutile de raporter dans mon extrait des
détails affreux, mais generalement connus, de l’arrestation du roi à Varenne, de la fuitte de Monsieur, de son arrivée à Coblentz. Il
suffira de savoir qu’il ne voulut prendre le commendement sur rien, et qu’il laissa à M
r
le comte d’Artois toute l’autorité et le soin des
détails qu’il avoit auparavant ». La route depuis Worms est difficile, au milieu de populations hostiles. Après huit jours à Ettenheim,
ils partent pour Oberkirch ; ils espèrent pouvoir « entrer dans Strasbourg dont nous n’étions qu’à quatre lieues, et où mon grand
père entretenoit des intelligences mais des ordres de Coblence nous forcèrent à l’inactivité. Il n’étoit pas tems encore y disoit-on » ;
Enghien se montre critique sur « le sistème de Coblents », attendant « le secours des puissances ». Après le changement de la garnison
de Strasbourg, et la perte de tout espoir de prise de cette place, ils partent le 19 février « pour Coblence où mon grand père avoit de
longues affaires à traiter avec M
r
le comte d’Artois ». Puis ils prennent leur cantonnement à Bingen, d’où ils vont souvent à Coblence :
« On parloit d’affaires dans le conseil des princes, on esperoit beaucoup dans les puissances, mais les puissances avançoient lentement.
Elles promettoient des trouppes, mais ces troupes n’arrivoient point. On étoit revenu de l’idée que les émigrés pouvoient à eux seuls
faire la contre-révolution », et les fonds manquent, malgré le soutien de Catherine II.
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