ADER. Paris. Femmes de lettres et manuscrits autographes - page 308

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543.
George SAND
(1804-1876).
Lettre autographe signée « G. Sand », Nohant 25 octobre [1871], à Gustave F
LAUBERT
; 8 pages in-8 à son chiffre.
6 000/8 000
M
AGNIFIQUE
ET
LONGUE
LETTRE
À
F
LAUBERT
.
« Tes lettres tombent sur moi comme une pluie qui mouille, et fait pousser tout de suite ce qui est en germe dans le terrain. Elles
me donnent l’envie de répondre à tes raisons, parce que tes raisons sont fortes et poussent à la réplique. Je ne prétends pas que mes
répliques soient fortes aussi, elles sont sincères, elles sortent de mes racines à moi »... Elle veut répondre aux idées individualistes
de Flaubert, opposé au suffrage universel et au pouvoir du nombre d’un « point de vue d’aristocratie intellectuelle ». George Sand
a d’ailleurs écrit là-dessus un article... Elle évoque sa propre formation morale et intellectuelle, et cette lettre pourrait être un
chapitre d’
Histoire de ma vie
: «
Mes racines
– on n’extirpe pas cela en soi et je m’étonne que tu m’invites à en faire sortir des tulipes
quand elles ne peuvent te répondre que par des pommes de terre. Dès les premiers jours de mon éclosion intellectuelle, quand,
m’instruisant toute seule auprès du lit de ma grand’mère paralytique, ou à travers champs aux heures où je la confiais à D
ESCHARTRES
,
je me posais sur la société les questions les plus élémentaires. Je n’étais pas plus avancée à 17 ans qu’un enfant de 6 ans, pas même,
grâce à Deschartres (le précepteur de mon père) qui était contradiction des pieds à la tête, grande instruction et absence de bon
sens ; grâce au couvent où l’on m’avait fourrée Dieu sait pourquoi, puisqu’on ne croyait à rien ; grâce aussi à un entourage de pure
Restauration où ma grand’mère, philosophe, mais mourante, s’éteignait sans plus résister au courant monarchique. Alors je lisais
Chateaubriand et Rousseau. Je passais de l’Évangile au
Contrat social
. Je lisais l’histoire de la Révolution faite par des dévots,
l’histoire de France faite par des philosophes, et un beau jour j’accordai tout cela comme une lumière faite de deux lampes, et
j’ai eu des
principes
; ne ris pas, des principes d’enfant très candide qui me sont restés à travers tout, à travers
Lélia
et l’époque
romantique, à travers l’amour et le doute, les enthousiasmes et les désenchantements. Aimer, se sacrifier, ne se reprendre que quand
le sacrifice est nuisible à ceux qui en sont l’objet et se sacrifier encore dans l’espoir de servir une cause vraie, l’amour. Je ne parle
pas ici de la passion personnelle, mais de l’amour de la race, du sentiment étendu de l’amour de soi, de l’horreur du
moi tout seul
.
Et cet idéal de
justice
dont tu parles, je ne l’ai jamais vu séparé de l’amour, puisque la première loi pour qu’une société naturelle
subsiste, c’est que l’on se serve mutuellement comme chez les fourmis et les abeilles. Ce concours de tous au même but, on est
convenu de l’appeler instinct chez les bêtes, et peu importe, mais chez l’homme l’instinct est amour, qui se soustrait à l’amour se
soustrait à la vérité, à la justice. J’ai traversé des révolutions et j’ai vu de près les principaux acteurs, j’ai vu le fond de leur âme,
je devrais dire tout bonnement le fond de leur sac :
pas de principes
, aussi pas de véritable intelligence, pas de force, pas de durée.
Rien que des
moyens
et un but personnel. Un seul avait des principes, pas tous bons, mais devant la sincérité desquels il comptait
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