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Cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’ à la gorge

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FLAUBERT (Gustave).

Lettre adressée à Louise Colet.

Mardi soir 1 h. après minuit

[Croisset, 26-27

avril 1853]

.

Lettre autographe signée “Ton G.” ; 4 pages in-4 : enveloppe conservée avec notes de la main de

Louise Colet.

Précieuse et très longue lettre sur

M

adame

B

ovary

, le travail du gueuloir, la “poésie-

peuple” de Louise Colet contre les “pattes sales” de Béranger, et Montaigne.

Il est bien tard, je suis très las. J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume

exagérée. Qu’on ne dise pas que je ne fais point d’exercice, je me démène tellement dans certains moments

que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. Quelle singulière mécanique

que l’ homme !

La difficile gestation de

M

adame

B

ovary

.

Ma

Bovary n’avançant qu’ à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m’occupe,

notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore

trois pages au plus, en finir cinq que j’écris depuis l’autre semaine, & trouver quatre ou cinq phrases que je

cherche depuis bientôt un mois. Mais quant à attendre que j’en sois à la fin de cette 1

ère

partie de la 2

e

j’en

aurais, en travaillant bien, pour jusqu’ à la fin du mois de mai. C’est trop long. Ainsi la lettre que je t’écrirai

à la fin de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous.

Il évoque ensuite la pièce que Louise Colet est en train de composer, ainsi que son poème

L’Acropole,

qu’il a égaré.

J’ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs & de paperasses dans mes cartons que c’est le diable

quand il faut chercher quelque chose que je n’ai point classé.

[…]

Jamais je ne jette aucun papier. C’est de

ma part une manie. L’année prochaine, quand B

[ouilhet]

ne sera pas là, je consacrerai mes dimanches à ce

grand rangement qui sera à la fois, très triste & très amusant, très pénible & assez sot.

À propos de lettre, j'en ai reçu une de D

[u Camp]

(à l'occasion d'une chose égarée, de voyage, que je lui

demandais) des plus aimables, cordiale, dans le ton de l'amitié. Il m'annonce que les vers de B

[ouilhet]

doivent paraître dans le prochain nº, seuls pour les mieux faire valoir, etc ! ?? Comme je ne tiens aucun

compte de ses sentiments, favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d’où vient ce

revirement – momentané

.”

Il s’inquiète de “l’affaire Barba” et des frais engagés par Louise Colet, occasion d’une charge contre

Béranger, Lamartine et même Chateaubriand…

Ce bon père Beranger ! Je crois que la Paysanne le syncopera un peu. Voilà de la poésie-peuple, comme ce

bourgeois n’en a guère fait. Il a les pattes sales Beranger ! Et c’est un grand mérite en littérature que d’avoir

les mains propres. Il y a des gens (comme Musset par exemple) dont ç’a été presque le seul mérite, ou la

moitié de leur mérite pour le moins. Les poètes sont d’ailleurs jugés par leurs admirateurs et tout ce qu’il y

a de plus bas, en France, comme instinct poétique depuis 30 ans, s’est pâmé à Beranger. Lui & Lamartine

m’ont causé bien des ennuis colères, par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu’il y a longtemps, en 1840

à Ajaccio, j’osai soutenir seul, devant une quinzaine de personnes (c’était [chez] le préfet) que Beranger

était un poète commun et de troisième ordre. J’ai paru à toute la société j’en suis sûr un petit collégien fort

mal élevé. Ah !

Les gueux ! les gueux ! Quel horizon !... Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred.

La postérité du reste ne tarde pas à cruellement délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles &

qui ont chanté pour une cause. Elle n’a souci déjà ni de Chateaubriand avec son Christianisme

renouvelé, ni de Beranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de Lamartine avec

son humanitarisme religieux. Le Vrai n’est jamais dans le présent.

Si l’on s’y attache, on y périt.

À l' heure qu'il est je crois même qu'un penseur (et qu'est-ce que l'artiste ? si ce n'est un triple penseur) ne doit

avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. Le doute absolu maintenant me paraît être si

nettement démontré que vouloir le formuler, serait presque une niaiserie. B

[ouilhet]

me disait, l’autre jour,

qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de

Français. - & de foutre après son camp de l'Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c'était possible.

Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’ à la gorge. Quelle

est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer mais même à vous intéresser par le temps qui court ?

Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l’énergie dans toutes ces bêtises-là ! Que d’amour inutile !