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186
“
Cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’ à la gorge
”
151
FLAUBERT (Gustave).
Lettre adressée à Louise Colet.
Mardi soir 1 h. après minuit
[Croisset, 26-27
avril 1853]
.
Lettre autographe signée “Ton G.” ; 4 pages in-4 : enveloppe conservée avec notes de la main de
Louise Colet.
Précieuse et très longue lettre sur
M
adame
B
ovary
, le travail du gueuloir, la “poésie-
peuple” de Louise Colet contre les “pattes sales” de Béranger, et Montaigne.
“
Il est bien tard, je suis très las. J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume
exagérée. Qu’on ne dise pas que je ne fais point d’exercice, je me démène tellement dans certains moments
que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. Quelle singulière mécanique
que l’ homme !
”
La difficile gestation de
M
adame
B
ovary
.
“
Ma
Bovary n’avançant qu’ à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m’occupe,
notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore
trois pages au plus, en finir cinq que j’écris depuis l’autre semaine, & trouver quatre ou cinq phrases que je
cherche depuis bientôt un mois. Mais quant à attendre que j’en sois à la fin de cette 1
ère
partie de la 2
e
j’en
aurais, en travaillant bien, pour jusqu’ à la fin du mois de mai. C’est trop long. Ainsi la lettre que je t’écrirai
à la fin de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous.
”
Il évoque ensuite la pièce que Louise Colet est en train de composer, ainsi que son poème
L’Acropole,
qu’il a égaré.
“
J’ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs & de paperasses dans mes cartons que c’est le diable
quand il faut chercher quelque chose que je n’ai point classé.
[…]
Jamais je ne jette aucun papier. C’est de
ma part une manie. L’année prochaine, quand B
[ouilhet]
ne sera pas là, je consacrerai mes dimanches à ce
grand rangement qui sera à la fois, très triste & très amusant, très pénible & assez sot.
À propos de lettre, j'en ai reçu une de D
[u Camp]
(à l'occasion d'une chose égarée, de voyage, que je lui
demandais) des plus aimables, cordiale, dans le ton de l'amitié. Il m'annonce que les vers de B
[ouilhet]
doivent paraître dans le prochain nº, seuls pour les mieux faire valoir, etc ! ?? Comme je ne tiens aucun
compte de ses sentiments, favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d’où vient ce
revirement – momentané
.”
Il s’inquiète de “l’affaire Barba” et des frais engagés par Louise Colet, occasion d’une charge contre
Béranger, Lamartine et même Chateaubriand…
“
Ce bon père Beranger ! Je crois que la Paysanne le syncopera un peu. Voilà de la poésie-peuple, comme ce
bourgeois n’en a guère fait. Il a les pattes sales Beranger ! Et c’est un grand mérite en littérature que d’avoir
les mains propres. Il y a des gens (comme Musset par exemple) dont ç’a été presque le seul mérite, ou la
moitié de leur mérite pour le moins. Les poètes sont d’ailleurs jugés par leurs admirateurs et tout ce qu’il y
a de plus bas, en France, comme instinct poétique depuis 30 ans, s’est pâmé à Beranger. Lui & Lamartine
m’ont causé bien des ennuis colères, par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu’il y a longtemps, en 1840
à Ajaccio, j’osai soutenir seul, devant une quinzaine de personnes (c’était [chez] le préfet) que Beranger
était un poète commun et de troisième ordre. J’ai paru à toute la société j’en suis sûr un petit collégien fort
mal élevé. Ah !
Les gueux ! les gueux ! Quel horizon !... Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred.
La postérité du reste ne tarde pas à cruellement délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles &
qui ont chanté pour une cause. Elle n’a souci déjà ni de Chateaubriand avec son Christianisme
renouvelé, ni de Beranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de Lamartine avec
son humanitarisme religieux. Le Vrai n’est jamais dans le présent.
Si l’on s’y attache, on y périt.
À l' heure qu'il est je crois même qu'un penseur (et qu'est-ce que l'artiste ? si ce n'est un triple penseur) ne doit
avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. Le doute absolu maintenant me paraît être si
nettement démontré que vouloir le formuler, serait presque une niaiserie. B
[ouilhet]
me disait, l’autre jour,
qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de
Français. - & de foutre après son camp de l'Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c'était possible.
Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’ à la gorge. Quelle
est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer mais même à vous intéresser par le temps qui court ?
Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l’énergie dans toutes ces bêtises-là ! Que d’amour inutile !