Quand Pierre Bergé monta à Paris à l’âge de dix-huit ans, ce fut dans cette vie littéraire
toujours merveilleuse qu’il plongea aussitôt, en devenant apprenti libraire, premier métier
dont il ne se départit à vrai dire jamais. Cette vie ne s’était pas encore trop distendue,
restait tissée d’amitiés, d’envois, de correspondances. Les écrivains que le jeune homme
fréquenta, auxquels il s’attacha, figurent en nombre dans sa collection, toujours fidèle à ses
prédilections. Remarquer les présences, certes, c’est aussi, en creux, inférer les absences,
celles de tous ces écrivains très répandus du second XX
e
siècle pour lesquels il ne se sentit
jamais de sympathie, car Pierre Bergé sut toujours choisir les plus audacieux.
Gide d’abord, le doyen, mais encore le “contemporain capital” durant les années qui
suivirent la Libération, et dont Pierre Bergé possède des joyaux, par exemple l’exemplaire
de
Paludes
dédicacé à Mallarmé, ou le
Voyage d’Urien
avec un envoi à Henri de Régnier et
L’Immoraliste
de Léon Blum, ou, plus intimes encore, le manuscrit du premier et curieux
livre de l’écrivain,
Les Cahiers d’André Walter
, l’exemplaire des
Caves du Vatican
offert à sa femme
Madeleine et les précieux
Carnets d’Égypte
de 1939. Parmi les livres reçus par Gide, son
exemplaire de
Salomé
d’Oscar Wilde, contenant la lettre de rupture de Pierre Louÿs avec Oscar
Wilde. En avril 1894, Louÿs, qui avait présenté Gide à Wilde, renvoyait à Wilde le manuscrit
de
Salomé
et réclamait ses lettres en échange.
Sous le soleil de Satan
, envoyé par Bernanos en
1926,
Voyage au bout de la nuit
que Céline lui adressa en 1932, ou
Le Coq et l’Arlequin
de Cocteau,
attestent la place cardinale occupée par Gide dans l’entre-deux-guerres et le respect que
Pierre Bergé lui voue encore.
Gide disparut bientôt, mais Pierre Bergé demeura proche de quelques écrivains parmi les
plus remarquables du moment. D’abord Breton, chez qui il se rendit souvent rue Fontaine
et dont le splendide manuscrit de
Nadja
est l’un de ses trésors. Ou Cocteau, que Pierre Bergé
ne cessa jamais de défendre, y compris contre lui-même, allant jusqu’à signer son “Album
de la Pléiade” en 2006. Rien de plus émouvant que
Le Requiem
affectueusement dédicacé
à Pierre Bergé par Cocteau en 1962, un an avant sa mort ou, autre témoignage de fidélité
essentielle hors de toute bibliophilie, que les premiers poèmes de Giono en 1924,
Accompagnés
de la flûte
, donnés à Pierre Bergé en 1953. Je devrais encore citer Mac Orlan, Jouhandeau,
représenté par une passionnante et passionnée correspondance avec René Crevel, et surtout,
last but not least
, sans doute le plus grand des écrivains du second XX
e
siècle aux yeux du Pierre
Bergé d’aujourd’hui, Jean Genet.
Pompes funèbres
et
Haute surveillance
sont là, mais surtout un
magnifique ensemble autour de
Querelle de Brest
, roman qui date de l’arrivée de Pierre Bergé à
Paris et qui est ici enrichi de dessins de Cocteau.