Les bibliophiles vivent cinq mille ans
par
Umberto Eco
Solitude du bibliophile
Je crois que la passion des livres anciens est très perverse. Je dirais presque onaniste. Si vous
possédez des Raphaël, des Monet ou des poteries chinoises, les gens qui viennent vous voir
disent : c’est beau. Mais si vous leur montrez un petit in-12 dont il n’existe qu’un exemplaire
unique, ils le regardent comme si c’était un râteau. Et vous n’avez jamais la satisfaction de
quelqu’un qui s’exclame : ouah ! merveilleux… S’il est lui-même collectionneur, il réagit
négativement, parce qu’il n’a pas ce livre-là, ou parce qu’il ne fait pas partie de son “sujet”.
Marginalia d’auteur
Pour les livres contemporains, les livres de lecture, je dois toujours laisser les traces de ma
visite. J’ai besoin, dix ans après, de retrouver la page cornée (“l’oreille”), de savoir que je
m’étais arrêté à cet endroit. J’aime dire que, si l’on pouvait trouver une édition de
l’
Hypnerotomachia Poliphili
avec des notes marginales de Joyce en gaélique, ce serait assez
intéressant ! Un jour, j’ai acheté un Paracelse, un tome dépareillé, mais rempli à chaque page
d’annotations rouges et noires, une sorte de dentelle : c’était plus beau que s’il avait été pur.
Le livre n’est pas obsolète
J’ai toujours soutenu que le livre est comme la roue, la cuillère ou le marteau : ce sont des
choses qui, une fois inventées, ne peuvent plus être modifiées. Elles resteront immuables à
travers les siècles. Mais si les livres devaient disparaître, alors tant mieux pour nous !
Nos collections seraient comme les dinosaures, encore plus précieuses…