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dédain qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est

allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste

proportion serait rétablie.”

Les classiques devraient être imprimés tous les jours dans la presse à grand tirage, tandis que

les nouvelles périssables s’enterreraient chez les bibliophiles qui n’ouvrent qu’une fois tous

les dix ans les volumes précieux de leur collection.

Proust — à moins que Swann, par pudeur, n’ironise — n’avait donc pas compris ce qui fait

réellement un collectionneur, du moins un collectionneur comme Pierre Bergé. S’il chérit

tant ses livres, même s’il ne les ouvre pas tous les jours et s’il préfère lire les œuvres dans des

volumes plus maniables, c’est aussi parce que, comme pour le narrateur du

Temps retrouvé

,

ses livres racontent sa propre histoire, incarnent sa vraie vie. Telle est bien la leçon que j’ai

apprise des collectionneurs les plus passionnés que j’ai rencontrés, au premier chef de Pierre

Bergé.

Nous étions blottis dans sa bibliothèque comme dans un cocon, à l’ombre de ses livres.

D’emblée, c’est la personnalité de cette collection qui me frappa, car une collection, c’est

une personne. En dresser le catalogue, c’est entrer dans la vie de Pierre Bergé, dire pourquoi

tel écrivain, telle œuvre comptent pour lui. Comme l’écrivait Proust de la bibliothèque

idéale de son narrateur, les livres de Pierre Bergé s’identifient à l’histoire propre de sa vie,

non pas la vie publique, la course d’obstacles victorieusement franchis, mais l’être intime,

dans sa lente maturation, ses progrès et ses regrets. Quand Pierre Bergé parle de l’un de

ses livres, n’importe lequel, c’est un moment d’existence que l’on revit avec lui. Chacun de

ses livres est un être aimé, un souvenir. Je me demandais comment un homme chargé de

responsabilités avait pu réserver cette oasis à part d’une carrière si abondamment remplie.

Peu à peu, conversant avec lui, je crois avoir mieux compris que sa vraie passion réside là, le

noyau de son être, et qu’il aurait voulu être un livre.

Cette “librairie”, comme Montaigne appelait la tour où il s’enfermait avec ses livres, est

une matrice, ou une

Ursuppe

, à la manière dont Roland Barthes disait que Gide avait

été sa “soupe primitive”, ce qui est aussi un peu le cas de Pierre Bergé. Mais celui-ci fut

d’abord un enfant modèle de notre III

e

République et de l’école de Jules Ferry. Fils d’une

institutrice qui l’instruisit à merveille, il fut tôt initié aux lettres et apprit par cœur nombre

de poésies. Hugo, Lamartine, Musset, Vigny : sa culture originelle, dont sa bibliothèque est

à l’image, plonge ses racines dans le romantisme français, et sa mémoire est pleine de vers

qu’il récite volontiers. L’écoutant, je me rappelai le grand livre de Jacques et Mona Ozouf,

ses contemporains, sur

La République des instituteurs

, sur le culte du livre émancipateur, sur