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« J
e
suis
cette
épave que
la
ville n
'
a
pu digérer
... »
34. DIETRICH
(Luc). Manuscrit autographe signé, intitulé «
L'Apprentissage de la ville
». Daté au bas de la dernière
page «
18 décembre 1940, Mégève
». Environ 160 ff. in-folio d'une fine écriture ronde et régulière à la plume à
l'encre noire, avec titres de chapitres et numéros de paragraphes d'un trait plus épais à la plume à l'encre violette
dans le style calligraphique de Lanza Del Vasto ; sous chemise de carton souple à dos de toile, avec mentions
autographes ; quelques ratures et corrections, avec plusieurs feuillets d'ajouts intercalés.
800 / 1 000
Second de ses romans autobiographiques,
L'A
pprentissage de
la ville
(Denoël,
1942
) poursuit dans la même veine
le récit engagé dans
Le Bonheur des tristes
(Denoël,
1935
).Ami de Lanza Del Vasto qui l'encouragea dans la voie littéraire,
Luc Dietrich (
1913
-
1944
) est en outre l'auteur de poèmes, dont il illustra
2
recueils de ses propres photographies. Il
mourut prématurément des suites des blessures qu'il reçut lors du bombardement de Saint-Lô.
19
dessins en couleurs et collages illustrent le premier quart du manuscrit.
« ...
Depuis que ma mère est morte je suis cette épave que la ville n'a pu digérer. J'ai été rejeté de bord en bord comme
une planche. Je suis descendu des zones populeuses aux zones mortes des barrières, des zones des usines à celles des
ordures, jusqu'aux wagons abandonnés entre les blés salis de suie et les pylônes...
Je finis par découvrir quelque chose qui remplaçait la drogue, l'alcool, les films et la mauvaise musique, sinon le boire et le
manger : voir.Voir cette tribu de nègres, de Polonais, d'Arabes, d'Italiens, de gitans, de Parisiens, comment ils se gouvernent,
s'entr'aiment et s'entretuent. Non voir pour raconter puisque je ne connais plus personne au monde, non voir pour m'en
nourrir puisque manger implique une manière de profit, non plus voir pour en tirer matière à réflexion, mais voir pour voir
et n'être plus que deux yeux qui regardent devant soi. Dès lors on me rencontra à tous les passages et je m'y tenais l'oreille
aux écoutes comme un concierge sans loge ; l'œil, le flair, l'intellect à l'affût comme un savant partant d'indices fragiles
pour bâtir des hypothèses compliquées, d'observations minutieuses, pour les vérifier, sans que cette science ait le moindre
intérêt pour moi, ni la moindre utilité pour quiconque. Il faut dire que la matière y est particulièrement riche en peu
d'espace, car tous ces gens tassés par dix dans la même chambre et par cinq dans le même lit y fermentent d'amour et de
colère. Car si l'inceste y fleurit sans entrave et sans honte, les querelles et les rixes commencent quand les désirs s'égarent
d'un clan à l'autre. Les parois sont si minces qu'elles forment des écrans où tout est visible et les intérieurs si étroits que
toutes les querelles se vident dans le jardin ou dans la rue. Aucune porte n'est fermée, ils ne cachent rien, ils ne retiennent
pas une parole, et la flamme de leur vie se consume toute entière en reproches entre ceux qui vivent ensemble, en rixes et
en rapines entre les ennemis, et rien n'est moins secret que la haine, rien n'est plus ouvert devant moi que leur vie. Et rien
n'est plus inaccessible. Aucune voix ne m'interpelle, aucun regard ne s'adresse à moi. On dirait que je suis invisible pour
eux. D'ailleurs je ne fais rien pour animer ce corps qui me porte au travers d'eux...
»