194
les collections aristophil
676
PROUST MARCEL (1871-1922)
Placard n°27 d’épreuves d’imprimerie de À l’Ombre
des Jeunes Filles en Fleurs, avec ajouts et corrections
autographes
S.d., [juin 1914], 1 page grand in-folio.
50 000 / 60 000 €
Très précieux placard, littéralement couvert d’ajouts et corrections
autographes, lesquels sont ici bien plus importants et étendus que
le texte même des épreuves imprimées.
Il comprend 7 pages ou fragments de pages d’épreuves (tous se
suivent sans aucune lacune, précisons-le), en placards imprimés pour
Grasset, et 9 très longs ajouts autographes intercalés. On y trouve le
premier texte de la rencontre, à Balbec, avec Madame de Villeparisis,
puis avec la princesse de Luxembourg. Ce placard constitue ainsi
un état primitif, appartenant – du moins pour l’imprimé – au livre
proposé à Grasset en 1913 et qui aurait dû réunir en un seul volume
ce qui deviendra plus tard
Du côté de chez Swann
et À l’Ombre des
Jeunes Filles en Fleurs. Grasset jugeant trop long un tel livre, Proust
se verra contraint de ne publier, en 1913, que le premier épisode seul.
Il prépara ensuite un second volume,
Le côté de Guermantes
[sic],
prévu pour sortir chez Grasset en octobre 1914 (la guerre fera avoter
ce projet), où devait figurer le passage donné par notre placard. Tout
indique donc que ce placard, numéroté 27, provient de la première
partie des épreuves, confectionnée par l’imprimerie Charles Colin, à
Mayenne, partie reçue par Proust dans la seconde semaine de juin
1914 et qui, selon Painter (II, 269), comportait 28 placards, numérotés
de 1 à 28. Ces placards ont été étudiés autrefois en détail par Albert
Feuillerat, dans
Comment Marcel Proust a composé son roman
(Yale Univ. Press, 1934).
Ces épreuves correspondent, pour le texte global (imprimé + ajouts
manuscrits), à 7 pages de l’édition de La Pléiade (éd. Clarac-Ferré, t.1,
p. 693-700), pages appartenant à ce qui sera la deuxième partie de À
l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, intitulée
Noms de pays : le pays
.
Elles se situent dans la première sous-section,
Premiers crayons du
baron de Charlus et de Robert de Saint-Loup
, qui relate le premier
séjour du narrateur à Balbec, où il fera la connaissance à la fois de
Madame de Villeparisis, de Saint-Loup, de Charlus, d’Albertine, et
d’Elstir. Le placard commence par une évocation du comportement
de Françoise au Grand Hôtel de Balbec, puis introduit un épisode
important : la rencontre de Madame de Villeparisis, avec laquelle
se lie la grand-mère du narrateur. On assiste ensuite à l’apparition
comme magique de la princesse de Luxembourg, à laquelle Madame
de Villeparisis présente peu après le narrateur et sa grand-mère. Ces
deux aristocrates sont ici des figures emblématiques de cette haute
société mondaine qui fascinait Proust, et la silhouette qu’il trace de
la princesse est, à cet égard, remarquable, ironie incluse.
Le texte des épreuves imprimées a servi à Proust de canevas essentiel
ou, pour mieux dire, de tremplin, à partir duquel il s’est employé à
préciser, par ses ajouts manuscrits, certains points, ou bien à introduire
des digressions lui paraissant essentielles : le comportement paradoxal
de Françoise à l’hôtel, un très long parallèle entre Aimé et Françoise,
l’attitude de celle-ci vis-à-vis de Madame de Villeparisis, celle enfin
de la princesse de Luxembourg envers le narrateur. Comme souvent
chez Proust, ces divers développements sont volontiers empreints de
détails comiques, voire satiriques, ce qui montre que sa fascination
pour la haute société n’excluait pas une lucidité parfois cruelle. Pour
mieux faire ressortir toute l’importance de ces ajouts manuscrits,
nous nous limiterons à trois d’entre eux. Le premier introduit une
très belle méditation, d’ordre poétique et typiquement proustienne :
« Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que
j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de ne voir que
la mer, d’y chercher ces effets décrits par Baudelaire et ne laisser
tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi
quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux
et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la
vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmériens, et
duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses,
avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural,
comme une polychrome cathédrale de la mer ».
Le second est fort intéressant, car Proust y confronte le monde des
domestiques et celui des aristocrates (les deux catégories sociales
les mieux représentées, on le sait, dans son roman), et il le fait avec
une malice voilée de scepticisme :
« Quand elle rencontrait Françoise au moment où celle-ci coiffée
d’un beau bonnet et entourée de la considération générale descen-
dait « manger aux courriers », Mme de Villeparisis l’arrêtait souvent
pour lui demander des nouvelles. Et Françoise nous transmettant les
commissions de la marquise : Elle a dit : « Vous leur donnerez bien le
bonjour », ajoutait-elle en contrefaisant la voix de Mme de Villeparisis,
de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles. On ne peut
lui en vouloir quand on songe que toute relation est infidèle et que
Platon lui-même n’a pas rapporté exactement les paroles de Socrate ».
Le troisième est une évocation légèrement grinçante de la princesse
de Luxembourg :
« Cependant la Princesse de Luxembourg nous avait tendu la main,
et de temps en temps tout en causant avec Mme de Villeparisis, elle
se détournait pour poser de doux regards sur ma grand’mère, et
sur moi, avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand
celui-ci s’adresse à un bébé avec sa nourrice ou un enfant avec sa
bonne. Mais dans son désir de ne pas avoir l’air de siéger dans une
sphère supérieure à la nôtre elle avait sans doute calculé la distance
avec exagération, car ses regards s’imprégnaient d’une telle bonté
que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main
comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle,
au Jardin d’Acclimatation […] ».
Ce placard montre par ailleurs que Proust n’a porté que de rares
corrections à l’intérieur même des passages imprimés : à peine
quelques mots ou membres de phrases supprimés. En revanche, et
c’est, croyons-nous, le plus intéressant à constater, il s’est constam-
ment préoccupé d’augmenter son texte primitif et de l’enrichir par
des ajouts qui sont souvent considérables et donnent une nouvelle
dimension à ce premier texte. A l’intérieur même des ajouts, les ratures
ne sont guère fréquentes, ce qui montre à quel point ce nouveau texte
jaillissait tout naturellement sous la plume de Proust. (Sur un point
précis, le nom de Balbec, il ne s’est même pas soucié d’unifier : les
parties imprimées portent encore ici
Bolbec
, et les ajouts,
Balbec
).
La comparaison entre le texte manuscrit et l’imprimé définitif de 1918
fait enfin apparaître que, au texte même de ces ajouts de notre pla-
card, Proust n’apportera généralement que quelques corrections de
détail. On peut ainsi suivre ici dans son mouvement si particulier le
travail fascinant par lequel l’écrivain aboutit au texte non pas définitif
(il introduira plus tard des corrections sur les épreuves de l’édition
originale de la N.R.F., en 1918), mais qui s’en rapproche sensiblement.