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Moi qui ai commencé à faire connaissance avec l’eau et le ciel

à Bordeaux, à Bourbon, à Maurice, à Calcutta, jugez ce que j’endure

dans un pays où les arbres sont noirs et où les fleurs n’ont aucun parfum !

103

BAUDELAIRE (Charles).

Lettre adressée à Narcisse Ancelle.

Sans lieu

[Bruxelles],

jeudi 13 octobre

[18]

64.

Lettre autographe signée “C. B.”, 12 pages in-8.

Très longue lettre (12 pages !) adressée de Bruxelles, violente et noire : Baudelaire crie sa rage

contre la Belgique.

Malade, réveillé toutes les nuits par la fièvre qui lui “

fait voir dans les ténèbres une foule de belles choses

” qu’il

voudrait bien décrire, Baudelaire est impatient de rentrer en France : “

J’ai besoin de ma mère, de ma chambre et

de mes collections

.” Il accepte donc l’aide d’Ancelle, malgré lui.

Les fragments que j’ai faits représentent bien 1 000 francs. Mais je ne les laisserai pas publier, tant que je serai en

Belgique. – Donc, il faut que je rentre en France pour avoir de l’argent, et il me faut de l’argent pour m’en aller, - et

aussi pour recommencer une excursion à Namur, Bruges et Anvers (questions de peinture et d’architecture ; six jours

au plus). – Il y a donc là un cercle vicieux.

En plus d’articles qu’il prépare pour le

Figaro

, il doit “

toucher le prix d’un livre chez un librairie. Mon livre n’est

pas fini ; je le finirai à Honfleur, où j’emporterai toutes mes notes

”.

Le bilan désastreux de son séjour en Belgique : “le peuple le plus bête de la terre”, des arbres noirs

et des fleurs sans parfum, sans compter “l’aspect de la femelle belge [qui] repousse toute idée de

plaisir”…

Je n’aurai retiré de mon voyage en Belgique que la connaissance du peuple le plus bête de la terre (cela est au moins

présumable), un petit livre fort singulier, qui sera peut-être un appât pour un libraire et l’incitera à acheter les

autres ; - et enfin l’ habitude d’une chasteté continue et complète (riez, si vous voulez, de ce sale détail), laquelle n’a

d’ailleurs aucun mérite, attendu que l’aspect de la femelle belge repousse toute idée de plaisir.

Enfin, j’ai à peu près fini Histoires grotesques et sérieuses – qui vont paraître.

[...]

Voilà mon bilan spirituel.

[...]

L’ hiver est venu brusquement. Ici, on ne voit pas le feu, puisque le feu est dans un poêle. Je travaille en bâillant, -

quand je travaille. Jugez ce que j’endure, moi qui trouve le Hâvre un port noir et américain, - moi qui ai commencé

à faire connaissance avec l’eau et le ciel à Bordeaux, à Bourbon, à Maurice, à Calcutta, jugez ce que j’endure dans

un pays où les arbres sont noirs et où les fleurs n’ont aucun parfum ! Quant à la cuisine, vous verrez, j’y ai consacré

quelques-unes des pages de mon petit livre ! – Quant à la conversation, ce grand, cet unique plaisir d’un être spirituel,

vous pourriez parcourir la Belgique en tous sens sans trouver une âme qui parle. Beaucoup de gens se sont pressés, avec

une curiosité de badauds, autour de l’auteur des Fleurs du mal. L’auteur des fleurs en question ne pouvait être qu’un

monstrueux excentrique. Toutes ces canailles-là m’ont pris pour un monstre, et quand ils ont vu que j’étais froid,

modéré et poli, - et que j’avais horreur des libres penseurs, du progrès et de toute la sottise moderne, ils ont décrété (je

le suppose) que je n’étais pas l’auteur de mon livre… Quelle confusion comique entre l’auteur et le sujet ! Ce maudit

livre (dont je suis très fier) est donc bien obscur, bien inintelligible ! Je porterai longtemps la peine d’avoir osé peindre

le mal avec quelque talent.

Du reste, je dois avouer que depuis deux ou trois mois, j’ai lâché la bride à mon caractère, que j’ai pris avec jouissance

particulière à blesser, à me montrer impertinent, talent où j’excelle, quand je veux. Mais ici, cela ne suffit pas, il faut

être grossier, pour être compris.

Quel tas de canailles ! – et moi qui croyais que la France était un paÿs absolument barbare, me voici contraint de

reconnaître qu’il y a un paÿs plus barbare que la France !

Enfin, que je sois contraint de rester ici avec des dettes, ou que je me sauve à Honfleur, je finirai ce petit livre, qui, en

somme, m’a contraint à aiguiser mes griffes.

Je m’en servirai plus tard contre la France.- C’est la première fois que je suis contraint d’écrire un livre, absolument

humoristique, à la fois bouffon et sérieux, et où il me faut parler de tout. C’est ma séparation d’avec la bêtise moderne.”

À Honfleur, il finira cette “masse de choses inachevées,

Le Spleen de Paris

(interrompu depuis si longtemps),

Pauvre Belgique !

et

Mes contemporains

” auprès de sa mère qui “

m’écrit des lettres funèbres et s’abstient, avec une

modération qui me fait mal, de me faire des reproches, comme si elle craignait d’abuser de son autorité dans ses

dernières années, de peur de me laisser un souvenir amer.