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scientifiques s’étalent. Une chronique scientifique c’est

toujours une vulgarisation…

Le plus grave, je crois c’est

que nous n’avons pas beaucoup d’œuvres littéraires

et surtout pas de critiques littéraires dans la revue.

On

croit que c’est exprès.... Seulement voilà : des amis ont fait

défection, des écrivains ont refusé d’écrire chez nous parce

que leur cellule ou leur confession le leur défendaient. Et

puis la littérature française de ces deux dernières années

est très médiocre. Je ne dis pas seulement en France :

partout. Bien sûr nous sommes submergés de nouvelles

sur la résistance : on y tue, on y meurt de faim ou sous les

coups, on y fait l’amour au milieu des ruines. Mais est-ce

de notre faute si tout cela est mauvais ? Et puis ce n’est pas

là ce que j’appelle engagé...

La littérature française est,

il faut le reconnaître, en grosse majorité bourgeoise

... le

monde est ouvert : nous n’avons pas encore les instruments

pour peindre ce monde en mouvement et déjà nous ne

voulons plus de ces peintures sur fond de soucoupe à

quoi nous avons excellé. D’où crise. Ce que nous appelions

littérature engagée (j’y reviendrai) c’est une littérature qui,

au lieu de décrire pour la centième fois les amours d’un

chef d’industrie et d’une belle aventurière, ou la belle vie

de sacrifice d’une femme à son pays, poncif aussi éloigné

à présent que la mythologie grecque, essayant de porter

témoignage sur notre monde. Cette littérature va-t-elle

naître ? Je n’en sais rien mais c’est son absence qui pèse

sur notre revue. Il y a pourtant des livres engagés.

Koestler

.

Nous aurions dû publier

Le Zéro et l’Infini

, même si nous

ne partagions pas toutes ses idées. Mais je puis annoncer

dès à présent que nous publierons tout au long l’admirable

Black boy

de

Richard Wright

dès le mois de novembre.

Et de larges extraits de l’excellent

Cristo si è fermato a

Eboli

de

Carlo Levi

. Pour la critique littéraire là aussi nous

avons perdu…

Notre génération a fourni à mon sens, trois

critiques…Blanchot, Étiemble, Thierry Maulnier

. Je ne dis

pas qu’il se soit trouvé beaucoup de gens intelligents pour

s’occuper de critique. Je ne nie pas qu’ils n’aient fait parfois

de bons ouvrages. Mais les meilleurs sont des essayistes

égarés… Ils s’enthousiasment sur n’importe quoi, se lassent

aussitôt, traitant de chef-d’œuvre le premier livre de

Gary

qui était seulement bon, éreintant son second livre

qui était meilleur, découvrant

Miller

etc Ils manquent de

sens critique et d’équilibre. Ils ont l’humeur instable et

criailleuse des singes dont parle Kipling...

Nous avons écrit

longtemps, ne trouvant en somme que des critiques

nuls pour parler de livres insignifiants

…»

Le ton évolue ensuite et devient plus politique : « …Il y

a eu des époques où les intellectuels étaient d’accord

avec le mouvement de l’histoire : Révolution française.

Aujourd’hui non… Si nous cherchions le maximum de

liberté il faudrait entrer dans un parti. Mais lequel ?

Le

parti communiste ne nous laisserait aucune liberté. Le

parti socialiste est une branche morte. Pourtant c’est

dans ce monde que nous devons agir

; S’il n’était pas tel,

nous ne serions pas ce que nous sommes, il est vain d’en

espérer un autre…

Si malgré tout ce qu’on nomme assez

mal l’existentialisme a un tel retentissement ce n’est

pas parce que c’est une mode. C’est parce qu’il répond

à un désir de beaucoup. Nous sommes les derniers

défenseurs de la liberté sur terre

… »

Le texte se clôt par une réflexion sur le pacifisme et la

conduite à tenir pour éviter un nouveau conflit : « …Il faut

créer un pacifisme 1946. C’est à dire refuser cette guerre

qui vient… Qu’est ce que nous disons : qu’elle est absurde,

qu’elle est laide, qu’elle est inopportune. Qu’elle est une

guerre de moutons, non de héros. Que personne n’a le

droit de la faire

. Que l’attitude arrogante de la Russie est

un crime. Que la psychose de guerre qu’une certaine

prose développe aux U.S.A. est un crime

. Peut-être se

trouvera-t-il en Amérique des hommes pour reprendre

notre point de vue. Si nous encouragions quelques

intellectuels américains à réagir vivement et partout nous

aurions déjà commencé notre travail. Si nous engagions

le français à agir malgré la guerre nous aurions aussi

commencé à développer…

l’idée d’une Europe, la seule

qui puisse éviter la guerre…

Affirmer le socialisme pour la liberté, la société est faite

pour l’homme non pas l’homme pour la société.

Être en marge du parti communiste – le harceler du

dehors. On dira : vous ne le changez pas. Et bien, oui

peut-être.

Mais s’il est un proverbe existentialiste c’est

bien celui de G. d’Orange : Pas besoin d’espérer pour

entreprendre ni de réussir pour persévérer

… »

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