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Henry de Monfreid : aventures et manuscrits

RTCURIAL

14 juin 2016 14h. Paris

un appétit inconscient, furieux

d’aventure et de solitude. Aussi,

quand la terre et les flots lui offrirent

soudain leurs possibilités infinies et

mystérieuses, dans un corps à corps

quotidien où l’homme, dépouillé de

toutes ses armes artificielles, se trouve

réduit à sa propre mesure, Monfreid

se révéla lui-même.

Il apprit l’arabe et les dialectes en

quoi l’ont déformé les tribus de la

côte et de l’intérieur. Il méprisa,

comme elles, le feu meurtrier du

soleil, mangea, s’habilla selon leurs

mœurs. Il mena des caravanes dans

la région paludéenne et désertique de

l’Awash. Il lui arriva d’être poursuivi

par des chasseurs d’hommes et il

dut, pour leur échapper, se maquiller

en noir, en délayant le crottin de sa

monture dans sa propre urine, car

l’eau lui manquait.

Au cours de ces voyages, il s’aperçut

que la marchandise préférée de

ces régions était le fusil. Il se fit

contrebandier d’armes. Avec le peu

d’argent que lui avaient procuré ses

caravanes, il acheta un sambouk.

C’est une barque non pontée avec une

pauvre toile.

Sur cette coquille, Monfreid

commença de sillonner la mer Rouge.

Il forçait la surveillance anglaise

— avant la guerre, les autorités

françaises ne s’y opposaient point —

et débarquait, la nuit, sa cargaison

dans quelque crique déserte. Il apprit

à connaître tous les îlots, tous les

récifs, tous les mouillages. Il entreprit

la pêche des perles, s’établit dans une

île sauvage au milieu d’un dédale

féerique de palétuviers, avec ses

plongeurs et ses marins noirs...

Ces péripéties et tant d’autres,

Monfreid les a contées depuis lors

dans des livres nombreux et célèbres.

Ils semblent appartenir à un autre

temps, celui des coureurs de mer,

des gentilshommes de fortune.

Et les coutumes, les superstitions

millénaires, les rêveries des nakoudas

arabes, des matelots somalis,

des guerriers danakil, s’y mêlent

merveilleusement aux aventures de

ce Français qui voulut et osa vivre

une vie de hardiesse, de solitude et

de liberté.

Ces divinités dangereuses lui ont été

favorables. Aujourd’hui encore, à

quatre-vingt-sept ans, le feu sacré le

défend contre l’âge. Il a gardé le pas

léger et prompt, la chaleur du regard,

la vivacité de l’humeur, la passion

océane qui, voilà plus d’un tiers de

siècle, m’avaient ému si fort.

Et quand, par les froides journées de

Paris, il va engoncé dans un man-

teau pesant, c’est torse nu que je le

revois, sous le soleil de la mer Rouge,

à la barre de son boutre qui s’appelait

l’Ibn-el-Bahar, ou le Fils de la Mer.

Joseph Kessel

Extrait du discours de Maurice

Genevoix, secrétaire perpétuel de

l’Académie française, à l’occasion

de la remise à Henry de Monfreid

du Prix Jean Walter, le 16 décembre

1965 (d’après

Marchés d’esclaves

,

Éditions de France, 1933)

Le Matin

, 5 juin 1930