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Henry de Monfreid : aventures et manuscrits

RTCURIAL

14 juin 2016 14h. Paris

Henry de Monfreid

par Joseph Kessel

J’ai eu la bonne fortune, écrit-il,

de rencontrer Monfreid à Paris,

alors que personne en France ne

connaissait son nom. Il avait déjà

passé la cinquantaine. Malgré cela,

la mobilité de ses mouvements et leur

souplesse étaient d’un jeune homme.

Sa démarche prompte et silencieuse,

ses yeux d’un bleu intense sous des

sourcils noirs faisaient songer en

même temps à la brousse et à la mer.

La race catalane se voyait dans l’ovale

long, osseux, dans le nez aquilin.

Un hâle indélébile, qui avait touché

jusque sous la peau, l’apparentait

aux Arabes. Il était

d’ailleurs

que

les autres hommes. Son costume

ne l’habillait pas, il le couvrait

seulement. Dès le premier coup

d’œil, on reconnaissait que ses vrais

vêtements étaient le feu du soleil, le

vent du large. Sa voix précise, voilée

semblait faite pour raconter les

combats contre les requins, la plongée

aux perles, les poissons-fleurs, les

mutilations des vaincus.

des îles vierges, bref, depuis l’Égypte

jusqu’aux Seychelles, il suffisait de

prononcer le nom de Monfreid pour

que le Français, l’Anglais, l’Italien,

pour que le Somali, l’Abyssin, le Galla,

l’Arabe et le Dankali le reconnussent

et que chacun le mêlât à quelque récit

violent et fantastique.

Monfreid, sans le chercher,

avait inspiré une légende sur les

côtes tragiques de la mer Rouge.

L’imagination certes est sans frein

chez les êtres primitifs, et même chez

les blancs que frappe un terrible

soleil. Mais, en vérité, cette existence

donnait créance au prodigieux.

Fils de Daniel de Monfreid, peintre

catalan ami de Gauguin, Henry de

Monfreid débuta mal. Il fut refusé

à Polytechnique au début du siècle

et se ruina ensuite dans des affaires

et des amours médiocres. Sans un

sou, le cœur vide, il s’embarqua

pour l’Abyssinie, sur la foi de vagues

Nous sommes partis ensemble

pour les eaux et les terres qui

l’avaient marqué à jamais. J’ai été

son hôte à Diré-Daoua, dans son

usine électrique et à sa minoterie,

à Haraoué, dans sa maison, dans

son jardin, au milieu de l’eau

murmurante, des caféiers, des

bananiers, des Gallas qui battent la

doura en chantant et des esclaves qui

vont chercher du bois. J’ai vécu sur sa

terrasse d’Obock où sont accumulés

voiles, cordages, petits canons

d’un autre âge, toute la mer, toute

l’aventure.

Il m’a fait connaître le Gubet Kharab

et l’îlot du Diable. J’ai essuyé le vent

furieux du Bab-el-Mandeb sur son

boutre avec son équipage noir. Et

que ce fût à Djibouti ou bien dans la

brousse éthiopienne, parmi les pierres

noires hantées des sauvages Danakil,

en Érythrée, ou dans les ports du

Yémen, dans les sables du Hedjaz,

chez les plongeurs de perles au creux

renseignements, où il était question

de commerce de café.

Il avait alors trente ans. Il considérait

que sa vie était achevée.

Elle commença.

Il faut à certains hommes, pour

développer leurs forces secrètes et

fécondes, un climat spécial, aussi

bien spirituel que physique. Le destin

de Monfreid était de découvrir le sien

alors qu’il croyait aller à une retraite

végétative.

Ces étendues farouches, peuplées

d’hommes rapides et âpres, baignées

par une mer brûlante, où ne

fréquentaient guère que les sambouks

des trafiquants arabes et les zarouks

des pirates zaranigs, il sentit

soudain qu’il leur appartenait. Sans

doute une ascendance mêlée, une

misanthropie naturelle, un sang de

contrebandier, un amour passionné

de la mer avaient formé chez lui