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les collections aristophil

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FLAUBERT GUSTAVE (1821-1880)

Lettre autographe adressée

à sa maîtresse Louise COLET

[Croisset], Dimanche soir [« 4 octobre 1846 »

de la main de Louise Colet], 4 pages in-4 à l’encre

12 000 / 15 000 €

Belle et curieuse lettre amoureuse à Louise Colet, des débuts de

leur liaison. Il envoie à Louise Colet la lettre pour son ancienne maî-

tresse Eulalie Foucaud (la voluptueuse séductrice du jeune Flaubert

à Marseille en 1840).

« Je voudrais être là, à Paris près de toi et effacer par un baiser

chaque pli triste qui viendrait sur ton front en la lisant. Car j’ai peur

que tu ne t’en chagrines encore. J’ai obéi au mouvement d’écrire à

cette femme. Ai-je bien fait de le suivre je n’en sais rien. [...] J’y ai

cédé voilà tout. Si tu ne me blâmes pas j’aurai eu raison ; si tu me

reproches cela j’aurai eu tort. Tu me diras franchement, amour, l’effet

qu’elle t’a produit. J’ai écrit ça tout à l’heure assez vite. En la relisant

je viens de m’apercevoir qu’elle avait une tournure assez dégagée et

que l’ensemble était d’un chic assez ferme. Cette créature-là n’avait

pas pour elle, une très grande intelligence, mais ce n’était pas là ce

que je lui demandais. Je me rappellerai toujours qu’elle m’écrivit un

jour automate ottomane ce qui excita beaucoup mon hilarité (expres-

sion parlementaire). À part les moments purement mythologiques

je n’avais rien à lui dire. Au bout de 8 jours que nous eussions vécu

ensemble j’en aurais été assommé. Tout le monde n’est pas toi. Car

toi tu as pour attirer les gens des charmes secrets dont ils ne se

doutent pas. [...] Tu me donnes de l’orgueil. Je ne vois pas, partout

où je tourne les yeux, un homme aimé par une femme telle que toi.

Moi qui ne me croyais pas fait pour inspirer de passion sérieuse, je

suis si bien démenti par toi que je deviendrais fat et sot si tu ne me

laissais encore un peu de bon sens ».

Flaubert dit qu’il s’est « enlaidi » depuis dix ans. « J’avais une dis-

tinction de figure que j’ai perdue, mon nez était moins gros et mon

front n’avait pas de rides. Il y a encore des moments où quand je

me regarde je me semble bien mais il y en a beaucoup où je me

fais l’effet d’un fameux bourgeois. Sais-tu que dans mon enfance, les

princesses arrêtaient leurs voitures pour me prendre dans leurs bras

et m’embrasser ». Et Flaubert de raconter comment il fut embrassé

par la duchesse de Berry. Aurait-il été un bon père ? « Mais à quoi

bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être c’est faire

venir un misérable ». Et il cite Job, un des plus beaux livres qu’on

ait faits. Il s’est nourri de la Bible : « Pendant plus de trois ans je n’ai

lu que ça le soir avant de m’endormir ». Il a entrepris des « choses

assez longues ». Il avoue avoir « toujours peur d’écrire », et éprouver

« avant de commencer une œuvre une espèce de terreur religieuse et

comme une appréhension d’entamer le rêve [...] Et puis l’imagination

est plutôt une faculté qu’il faut, je crois, condenser pour lui donner

de la force, qu’étendre pour lui donner de la longueur. Paillettes d’or,

légères comme de la paille et volatiles comme la poussière, mes idées

ont plutôt besoin d’être mises à la presse que passées au laminoir ».

Puis Flaubert cite le voluptueux poème que Louise Colet a consacré

à leurs amours à Mantes : « Ô lit si tu parlais [...] Ton flanc [...] Pressait

ma gorge ronde et ferme. Où brille un bouton de carmin. Ton bras

enlaçait ma ceinture. Ton cou vers mon cou se tendait. Et ta lèvre

embaumée et pure. A ma lèvre se suspendait. Deux langues dans

la même bouche. Mêlaient d’onctueux lèchements. Nos corps unis

broyaient la couche. Sous leurs fougueux élancements ».

Et il ajoute : « Ce sont là des vers émouvants et qui remueraient

des pierres à plus forte raison moi. Bientôt nous recommencerons

n’est-ce pas à nous jeter le défi de nous assouvir. Patiente un peu.

Moi je m’impatiente. Adieu. Mille morsures sur ta bouche rose ».

Correspondance

(éd. J. Bruneau), Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 374.

provenance

Ancienne collection Daniel Sickles (X, 3620) ; Ader Nordmann,

21/02/2013