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Le triomphe du Voyage m’a été aussi terrible que les cyclones de Bagatelle.

Je suis, si j’ose dire, écrivain malgré moi

.”

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CÉLINE (Louis-Ferdinand).

Lettre adressée à Jean-Gabriel Daragnès.

Sans lieu ni date

[Copenhague, 15 décembre 1948].

Lettre autographe signée “LFC” ; 13 pages in-4.

Exceptionnelle et très longue lettre d’exil à un proche, le peintre et graveur

montmartrois Jean-Gabriel Daragnès.

Dans ce terrible hiver, si seuls, si froids, tu penses que les idées trottent. Il est permis de délirer un

peu. Traqués, hantés comme nous sommes.

Il s’insurge de la publication du

Gala des vaches

de Paraz qui risque de lui poser des problèmes

en raison des lettres qu’il a adressées à l’auteur et qui y sont publiées.

Ce gala est un cauchemar. Je n’ai pas écrit à Paraz pour qu’il publie mes lettres tu penses. Ce fut

un piège. Lorsque j’ai perçu l’astuce il était trop tard. J’ai fait contre fortune, sourire ! Il le fallait.

Il aurait pu, c’est sa nature, provoquer le Danemark. Là c’était l’irréparable au Mikkelsen !

[…]

Je lui demande de supprimer tous les noms propres et la lettre de Camus. Toutes ces indignations,

offusqueries de copains sonnent bien factices. Bien

à propos

!

[…]

Quant à Camus il parlait avec

quelle jovialité de mes 20 ans de prison possibles ! Et bougre ! Qu’est-ce ! Une rigolade ?

[…]

Joulon

rapportait à Vichy tous mes propos à Laval (je le traitais publiquement de juif) qui ne songeait qu’ à

me faire boucler. Ils sont cocottes tous ces susceptibles !

(En novembre 1949, apprenant la publication prochaine de

Valsez saucisses,

Céline exigea de

lire les épreuves, enjoignant Paraz de retirer les noms propres et de ne pas publier ses lettres :

“Ce qui est de l’ordre privé de toi à moi demeure de toi à moi. Nullement à l’usage du public.

Si tu veux blesser tel ou tel fais-le en ton nom pas en mon nom ni dans mes lettres.”)

Céline évoque ensuite Charles de Jonquières qui avait publié

Foudres et Flèches,

sans jamais

rien régler à son auteur.

Oh laisse Jonquières à son goût. Tu ne vas pas t’embêter avec de pareilles vétilles ! C’est déjà trop

de venir te relancer par cette petite trouille. S’il rentre dans ses frais tout sera dit. Pour le reliquat

il n’a qu’ à ouvrir un compte en Suisse en n’importe quelle banque à Lucette Georgette Almanzor

domiciliée à Copenhague, chez M

e

Thorvald Mikkelsen

.”

La question de la réédition de ses ouvrages sert de prétexte à des considérations

désabusées sur son métier :

“J

e

suis

écrivain malgré moi

, dit-il, or

“C

e métier

d

écrivain

m

a

toujours

semblé

grotesque

,

indécent

”.

Pour mes rééditions je vais t’expliquer le drame. Laissé à moi-même je ne ferai

[s]

plus jamais rien

imprimer. Ni Voyage, ni nouveau livre. Rien. Je suis las de toute cette cochonnerie ! Tu le sais je suis

l’anti-homme de lettres. Tout ce tapage, cette haine, ce cabotinage malgré tout, m’ horripile, me fait

toujours beaucoup de chagrin. Les louanges me sont aussi sensibles que les injures. Je suis un modeste

né. Je suis voyeur. Pas du tout, ah mais pas du tout exhibitionniste. Le triomphe du Voyage m’a été

aussi terrible que les cyclones de Bagatelle. Je suis, si j’ose dire, écrivain malgré moi.

J’arrêterai

[s]

net cette guignolerie, cette chienlit dégoûtante si je pouvais. Si j’avais encore la

possibilité de vivre même très modestement de ma médecine. Je ne publierai

[s]

plus jamais une

ligne. Ce métier d’écrivain m’a toujours semblé grotesque, indécent. Je ne l’aime pas. Si je travaillais

encore à Féérie je le donnerais à Lucette, à publier après ma mort. Mais de mon vivant, pouah !

[…]

Tu penses que Mik le meilleur homme du monde attend tout de même Ah bien discrètement que je

le rembourse ! J’ai gagné en tout de ma vie – je faisais hier le calcul – à peu près 3 millions de francs

net. Tu penses qu’ils n’existent plus ! Même avec mon avarice légendaire, j’ai des dettes à présent, et

des dettes d’ honneur. Il ne m’amuse pas de travailler en transe comme je le fais, bourré de véronal

et d’aspirine

[…].

Mon genre d’écriture tu le sais c’est la transposition immédiate, la transe. Je ne

[cherche]

pas l’effet de ces vieux acrobates vieillards qui remontent au trapèze sans aucun entrain,

par nécessité, par misère. Si je m’en sors de Féérie et du reste ! des patates de presse ! des polémiques

! des haines et convulsions partisanes ! J’ai payé tout ça de ma vie ! J’en dégueule. Je vais à l’édition

comme un chien battu, un âne roué de coups ! Non certes ne fais pas joindre ma défense à Foudres !

Encore raviver les ragots ! les sottises ! l’Hyène à mensonges : les scorpions !

[…]”