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154
“
Le triomphe du Voyage m’a été aussi terrible que les cyclones de Bagatelle.
Je suis, si j’ose dire, écrivain malgré moi
.”
122
CÉLINE (Louis-Ferdinand).
Lettre adressée à Jean-Gabriel Daragnès.
Sans lieu ni date
[Copenhague, 15 décembre 1948].
Lettre autographe signée “LFC” ; 13 pages in-4.
Exceptionnelle et très longue lettre d’exil à un proche, le peintre et graveur
montmartrois Jean-Gabriel Daragnès.
“
Dans ce terrible hiver, si seuls, si froids, tu penses que les idées trottent. Il est permis de délirer un
peu. Traqués, hantés comme nous sommes.
”
Il s’insurge de la publication du
Gala des vaches
de Paraz qui risque de lui poser des problèmes
en raison des lettres qu’il a adressées à l’auteur et qui y sont publiées.
“
Ce gala est un cauchemar. Je n’ai pas écrit à Paraz pour qu’il publie mes lettres tu penses. Ce fut
un piège. Lorsque j’ai perçu l’astuce il était trop tard. J’ai fait contre fortune, sourire ! Il le fallait.
Il aurait pu, c’est sa nature, provoquer le Danemark. Là c’était l’irréparable au Mikkelsen !
[…]
Je lui demande de supprimer tous les noms propres et la lettre de Camus. Toutes ces indignations,
offusqueries de copains sonnent bien factices. Bien
à propos
!
[…]
Quant à Camus il parlait avec
quelle jovialité de mes 20 ans de prison possibles ! Et bougre ! Qu’est-ce ! Une rigolade ?
[…]
Joulon
rapportait à Vichy tous mes propos à Laval (je le traitais publiquement de juif) qui ne songeait qu’ à
me faire boucler. Ils sont cocottes tous ces susceptibles !
”
(En novembre 1949, apprenant la publication prochaine de
Valsez saucisses,
Céline exigea de
lire les épreuves, enjoignant Paraz de retirer les noms propres et de ne pas publier ses lettres :
“Ce qui est de l’ordre privé de toi à moi demeure de toi à moi. Nullement à l’usage du public.
Si tu veux blesser tel ou tel fais-le en ton nom pas en mon nom ni dans mes lettres.”)
Céline évoque ensuite Charles de Jonquières qui avait publié
Foudres et Flèches,
sans jamais
rien régler à son auteur.
“
Oh laisse Jonquières à son goût. Tu ne vas pas t’embêter avec de pareilles vétilles ! C’est déjà trop
de venir te relancer par cette petite trouille. S’il rentre dans ses frais tout sera dit. Pour le reliquat
il n’a qu’ à ouvrir un compte en Suisse en n’importe quelle banque à Lucette Georgette Almanzor
domiciliée à Copenhague, chez M
e
Thorvald Mikkelsen
.”
La question de la réédition de ses ouvrages sert de prétexte à des considérations
désabusées sur son métier :
“J
e
suis
écrivain malgré moi
”
, dit-il, or
“C
e métier
d
’
écrivain
m
’
a
toujours
semblé
grotesque
,
indécent
”.
“
Pour mes rééditions je vais t’expliquer le drame. Laissé à moi-même je ne ferai
[s]
plus jamais rien
imprimer. Ni Voyage, ni nouveau livre. Rien. Je suis las de toute cette cochonnerie ! Tu le sais je suis
l’anti-homme de lettres. Tout ce tapage, cette haine, ce cabotinage malgré tout, m’ horripile, me fait
toujours beaucoup de chagrin. Les louanges me sont aussi sensibles que les injures. Je suis un modeste
né. Je suis voyeur. Pas du tout, ah mais pas du tout exhibitionniste. Le triomphe du Voyage m’a été
aussi terrible que les cyclones de Bagatelle. Je suis, si j’ose dire, écrivain malgré moi.
J’arrêterai
[s]
net cette guignolerie, cette chienlit dégoûtante si je pouvais. Si j’avais encore la
possibilité de vivre même très modestement de ma médecine. Je ne publierai
[s]
plus jamais une
ligne. Ce métier d’écrivain m’a toujours semblé grotesque, indécent. Je ne l’aime pas. Si je travaillais
encore à Féérie je le donnerais à Lucette, à publier après ma mort. Mais de mon vivant, pouah !
[…]
Tu penses que Mik le meilleur homme du monde attend tout de même Ah bien discrètement que je
le rembourse ! J’ai gagné en tout de ma vie – je faisais hier le calcul – à peu près 3 millions de francs
net. Tu penses qu’ils n’existent plus ! Même avec mon avarice légendaire, j’ai des dettes à présent, et
des dettes d’ honneur. Il ne m’amuse pas de travailler en transe comme je le fais, bourré de véronal
et d’aspirine
[…].
Mon genre d’écriture tu le sais c’est la transposition immédiate, la transe. Je ne
[cherche]
pas l’effet de ces vieux acrobates vieillards qui remontent au trapèze sans aucun entrain,
par nécessité, par misère. Si je m’en sors de Féérie et du reste ! des patates de presse ! des polémiques
! des haines et convulsions partisanes ! J’ai payé tout ça de ma vie ! J’en dégueule. Je vais à l’édition
comme un chien battu, un âne roué de coups ! Non certes ne fais pas joindre ma défense à Foudres !
Encore raviver les ragots ! les sottises ! l’Hyène à mensonges : les scorpions !
[…]”