58
Livres et Manuscrits
RTCURIAL
14 juin 2017 14h. Paris
75
Antoine de SAINT-EXUPÉRY
1900-1944
Lettre autographe signée
à Silvia Hamilton
[New York, 7 octobre 1942].
5 p. in-4 et enveloppe avec suscription
autographe.
Admirable lettre d’Antoine de Saint-
Exupéry à Silvia Hamilton, en grande
majorité inédite. C’est certainement
l’une des plus belles lettres qu’il
écrivit à cette amie si chère et l’une
des plus poétiques et des plus intimes
de toute sa correspondance. Elle donne
ce qui pourrait bien être une des clefs
du
Petit Prince
et de la personnalité de
son auteur : « Un être humain vaut ce que
vaut le jardin que l’on y trouve ».
« J’éprouve ce soir quelque mélancolie.
Je sais bien, ma petite Sylvia, mes
immenses défauts. Je suis bien trop
tourmenté pour apporter la paix. J’ai
horreur d’infliger à autrui mon climat
intérieur et, quand ça va mal, je fuis et
me cache. […] Je sais, mieux encore que
toi, combien je puis être inhabitable.
Je le suis si souvent pour moi -même. […]
Petite Sylvia cette lettre n’est ni
une scène ridicule ni un mouvement
d’amertume à ton égard. Je n’en ai ni
le droit ni le désir. Je pense sur toi
beaucoup plus de bien que tu ne crois. Tu
es pleine de dons et de grâce. Tu as une
immense gentillesse de cœur. Tu ne te
conduis pas en idole à encenser (je hais
ce genre de femmes) mais en être humain.
Tu sais prendre des plaisirs légers.
Tu sais raconter de vraies grandes
histoires comme celle du pauvre diable
qui a si royalement payé ta dette de
cinq cents au restaurant. Que tu saches
raconter n’est rien. L’important est
que tu saches les distinguer, les vraies
grandes histoires.
Tu disposes de tous les moyens de
séduction et sans doute tu sais en
user parfaitement. Mais cela, à moi,
n’importe guère. […] Un être humain
vaut ce que vaut le jardin que l’on y
trouve. Un jardin n’a que de faibles
moyens : le bruit de l’eau, le bruit du
vent, l’odeur des herbes. C’est avec
ça qu’il fabrique son enchantement. On
y est bien, ou mal - on y respire bien,
ou mal : cela seul compte. Le luxe et
la rareté et le prix des fleurs c’est
tout autre chose. Ce que j’aime de toi
n’est point ton orgueil (qui sans doute
est grand) c’est ton humilité. C’est la
simplicité du vrai paysage. L’herbe y
est jolie et l’eau y est fraîche. Ainsi,
si les fleurs de luxe y sont belles,
elles ne me gênent plus. Elles ne
m’obligent pas à t’admirer comme l’on
admire une exposition. Je trouve chez
toi les fleurs des champs qui, seules,
sont mes amies. Celles que je puis
cueillir. Celles que tu donnes.
Car tu es immensément généreuse. Et,
malgré les hommages, et les compliments,
et les encensoirs tu n’as pas réussi à
l’oublier. Et, de même, ni les hommages,
ni les compliments, ni les encensoirs
n’ont réussi à te faire oublier que tu
as soif. Que tu as soif de toute autre
chose. Tu as soif aussi d’un ruisseau
frais qui se donne à boire. […]
Petite Sylvia je suis un bien mauvais
marin. Ma barque ne vous est pas douce.
Et je ne sais guère où je vais. Tous vos
reproches, sans exception, sont mérités.
Et cependant ma tendresse est extrême.
Quand je pose ma main sur votre front je
voudrais le remplir d’étoiles et faire
la paix dans vos pensées comme sur la
mer. Je suis mal comme amant mais je suis
bon berger. Je suis ami fidèle. Je suis
silencieux et d’apparence distraite,
mais je comprends beaucoup de choses.
Petite Sylvia ne m’en veuillez pas trop.
Je dois sans doute faire quelque chose
dans la vie, qui est hors de l’amour,
et suis terriblement tourmenté de ne
pas savoir lire mon chemin dans les
étoiles. »
Provenance :
Silvia Hamilton-Reinhardt (vente à
Paris, le 20 mai 1976, n° 53)
Resté depuis dans la même collection
Bibliographie :
Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres
complètes, II, éd. M. Autrand et M.
Quesnel, Bibliothèque de la Pléiade,
2009, p. 922-923, n° 2 (citation très
partielle et erronée)
10 000 - 12 000 €
Antoine de Saint-Exupéry & Silvia Hamilton