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AMICO DELPHINENSI

De hauts murs, une douce cheminée, une bibliothèque endormie : tout château est là.

C’est un plaisir toujours renouvelé, et à chaque fois empreint d’émotion, que d’oser pousser la porte d’une bibliothèque

châtelaine, comme si je dusse entrer, craignant de ne l’éveiller, dans la chambre d’une « belle au bois dormant » dont l’éternelle

jeunesse n’aurait pas vu passer les siècles.

Le réveil sera doux. Les rideaux ramenés, le soleil ascendant vient promener son regard sur la belle dévoilée, et caresser

le visage des livres qui s’étirent sur les rayonnages. Dans la vaste pièce ainsi ravivée, ne flotte point la poussière chère aux

romantiques. Laissons la poussière recouvrir le tombeau des civilisations abolies ; les livres, quant à eux, vivent, malgré qu’ils

dorment. Ils vivent tellement, que, sitôt réveillés, s’exale d’eux ce parfum si particulier que l’on ne sent que dans les bibliothèques

de nos terroirs. Plus qu’un parfum, c’est une présence : il y a ici l’intelligence, et aussi l’amour.

Que le livre soit une géode de l’esprit, c’est bien normal. Mais les bibliothèques qui sont simplement intelligentes, les

grandes bibliothèques majestueuses voire hautaines, celles dont les innombrables volumes, rangés en bataillons d’assaut, se

hissent jusqu’aux voûtes altières et semblent devoir un jour nous écraser sous leur chute, certes elles sont vénérables, et sont

justement vénérées, voire craintes ; mais ne leur manque-t-il pas, à toutes ces Mazarines et ces Saintes-Genevièves, cette

bonne chair de l’enracinement dans un terroir aimé ? A force de s’être voulues universelles au prix de l’arrachage, les grandes

bibliothèques sont devenues de froids silos où le grain figé ne germera plus.

Par un suave contraste, nous avons, en sus de l’intelligence qui brille en tout livre, trouvé dans la bibliothèque dauphinoise

de Haute Jarrie, la bonne amour du pays : amour du terroir, de ses senteurs, de ses clochers, de ses gens, de son parler, de ses

forêts, de ses ruines, de ses souverains, de ses légendes, de son histoire tendre et brutale, de ses guerres fréquentes et de sa paix

fragile. Chacun de ses livres nous dévoile un brin de vie, nous taille un copeau de la vraie vie humaine, belle ou laide, de nos

prédécesseurs sur le sol dauphinois.

Voici donc, ami du Dauphiné, ce que je te présente aujourd’hui : une vraie et bonne bibliothèque de chez toi. Tout

Bourguignon que je sois, je pourrais dire «de chez nous», car grâce à Dieu nos pays, autrefois étrangers l’un à l’autre, voire

ennemis, sont désormais réunis sous les ailes de notre bonne mère la France. Dauphiné ! tu n’es pas une

province

, car nul ne te

vainquit ni ne te conquit ! Mais tel un fruit mûri au soleil des batailles et des épreuves, tu te donnas au bon Roi de France,

non comme vassale et encore moins comme serve (il n’y a qu’hommes libres dans notre Royaume !), mais pour être la terre

de prédilection et de dénomination du fils aîné du Roi ! Avec la Lorraine, tu es le seul pays de France qui ait pris son nom de

son ancien souverain.

Delphinatus

, c’est le pays du Dauphin ; et comme Dauphinois, tu portes le nom décliné de tes antiques

seigneurs. Bienheureux es-tu ! Car un peuple sans souverain, ne serait-ce que de mémoire, finalement, ce n’est qu’un amas, un

ramas.

Dans cette bibliothèque de chez nous, donc, point de livres à perruque poudrée et talons rouges, point de grand in-folios

enorgueillis de leur maroquin écarlate doré aux petits fers, point de ces Monsieur Jourdain frappés d’armoiries fabriquées on

ne sait où ; mais simplement une foule bigarrée de volumes divers, un peuple de Mathurines et de Glaudes, qui te causeront

du pays.

Hélas, pour en venir au fait, ces livres que lurent plusieurs générations de gentilhommes, et dont beaucoup, au dos,

arborent gentîment l’emblème delphinal, sont destinés à quitter l’antique demeure où ils se croyaient éternellement logés. Sans

qu’il me soit besoin de prononcer l’horrible mot de vente, tu comprendras, voisin Dauphinois, que tu pourras bientôt acquérir

tel ou tel des livres de la bibliothèque de Haute Jarrie. Donne t’en à cœur-joie, ce sera la seule façon de consoler la peine de ceux

qui sont contraints d’abandonner leurs vieux compagnons à de nouveaux maîtres.

Alors, chers châtelains dauphinois, chers bibliophiles des vallées alpines, chers historiens des plateaux, chers amateurs des

plaines fluviales, autorisez-moi une prière : ne laissez pas ces livres aller s’échouer, végéter voire périr, dans les caisses vertes

des bouquinistes de la Seine ou dans l’enfer d’internet ! Attrapez-les au vol des enchères, renlevez-les des mains des ravisseurs,

emparez vous-en coûte que coûte, en un mot chopez-les, chopez-les ! et rapatriez-les dans votre beau pays, afin que, par la mort

d’une vieille bibliothèque, d’autres nouvelles puissent accroître leur vie.

Roch de Coligny