Remarquable par son mode de fabrication, ce livre, ni manuscrit ni imprimé, est composé de lettres “découpées
à jour”, selon un procédé appelé canivet à cause du petit canif qui servait à évider texte et images : la technique
en est simple mais requiert tant de dextérité et de patience que ces singularités bibliographiques sont
extrêmement rares.
Leur grand initiateur fut au début du XVII
e
siècle, le maître écrivain Nicolas Gougenot, né en 1580 et actif à
Paris. Il fut ainsi à l’origine d’un groupe de livres puisque ce style se prolongea jusque vers le milieu du XVII
e
siècle. Le plus célèbre d’entre eux est intitulé
Recueil de prières à l’usage du roi Louis XIII
(BnF Mss français
24749). On connaît outre celui-ci quatre autres canivets appartenant à ce groupe (BM Rouen 3032, Bibliothèque
Vaticane, Barberini 369, BM Brighton, collection Hauck). La vente Hauck chez Christie’s à NewYork présentait
donc un somptueux
cut-vellum book
(Christie’s New York, 27 et 28 juin 2006, lot 285, $168.000). Livres de
grand luxe, ils servaient très certainement aux cérémonies les plus importantes de la cour et plus particulièrement
à celle de l’Ordre du Saint-Esprit. La structure de celui de la BnF s’apparente à celui-ci, qui, quoique bien plus
tardif puisque réalisé au XVIII
e
siècle, présente ses feuillets de papier découpés sur des fonds de papier colorés,
argentés ou dorés pour rendre plus lisible encore le canivet lui même. Ce magnifique canivet aujourd’hui
conservé à la BnF était ainsi décrit dans le catalogue du duc de La Vallière :
“Infiniment précieux. Il est dans le genre de celui qui est annoncé par Prosper Marchand, à la p. 5 de son
Histoire de l’imprimerie
(...)
le Volume que nous annonçons n’est ni écrit ni imprimé mais les caractères formés avec un emporte-pièce, sans le plus légér défaut, en
sont percés à jour. Il a fallu une patience bien exercée pour avoir le courage de mener un livre aussi difficile à son entière confection.”
(Cat.
La Vallière
, I, 1783, n° 307, p. 117).
Le présent canivet est signé deux fois par Gaignat. Il s’agit très probablement du financier Louis-Jean Gaignat
(1687-1768), remarquable collectionneur de livres, de tableaux et d’objets d’art dont la proximité avec le duc
de La Vallière était certaine. Le catalogue de la bibliothèque de Gaignat fut rédigé par Debure et adjoint comme
Supplément
à sa fameuse
Bibliothèque instructive
. Gaignat connaissait certainement le célèbre canivet de la
collection La Vallière et put s’en inspirer pour réaliser celui-ci, dans une sorte de passe-temps bibliophilique
suprême et avec une “patience bien exercée”. Dans la droite lignée des livres de cour du XVII
e
siècle, ce livre
remarquable fut dédié à Fortunée d’Este, comtesse de La Marche par son mariage (malheureux) avec le fils du
Prince de Conti. Elle devint Princesse de Conti à la mort de son beau-père en 1776. La dédicace du présent
exemplaire anticipait sur cette distinction par une sorte de maladresse toute artisanale.
Ce livre de grand luxe a appartenu au baron Portalis. Historien de l’art réputé, auteur du premier recensement
des manuscrits de Nicolas Jarry et d’une belle biographie de Fragonard, les livres de sa collection sont réputés
pour leur qualité. Dans la description de sa vente de 1882, le livret comporte bien “20 feuillets”. Chacun d’eux
est d’une grande fragilité. Malheureusement le second feuillet, celui de la dédicace, a disparu du livre depuis
cette vente. Le report du texte sur le feuillet doré suivant a heureusement rendu possible la constitution d’un
facsimilé en canivet au libraire qui a possédé ce merveilleux livre après sa sortie des collections Greffuhle.
RÉFÉRENCE : “Les exemples connus de livres réalisés selon cette technique sont rarissimes : aux sept canivets décrits dans le très bel
article consacré en 1964 par Mgr Ruysschaert à ces « manuscrits découpés » (« Les quatre canivets du manuel de prières de l’Ordre du
Saint-Esprit : Philippe Desportes et le livre d’heures au XVI
e
siècle », in
Studi di bibliografia... in onore di Tammaro de Marinis
, t. IV,
1964, p. 61-100), je n’ai pu ajouter que quatre ou cinq (en comptant un manuscrit du XVIII
e
siècle réalisé pour Fortunée d’Este, Princesse
de Conti” (I. de Conhout, « Bijoux de dévotion. Canivets, reliures et livres de luxe pour Marie de Médicis »
Henri IV. Art et pouvoir
,
2016, pp. 219-257) — sur le canivet de la Bnf , cf.
http://classes.bnf.fr/dossisup/grands/ec061a.htm40 000 - 60 000 €
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