Lot n° 148

Marie d’AGOULT (1805-1876) femme de lettres, maïtresse de Liszt. 12 L.A.S. (« Marie » ou « M. », 2 non signées), 18371843, au comte Louis de Suzannet (une à sa mère) ; 42 pages in-4 ou in-8, la plupart à son chiffre couronné et avec adresse.

Estimation : 4000 / 5000
Adjudication : 3 500 €
Description
Très belle correspondance au fils du général vendéen, parlant de Liszt, de George Sand, de ses voyages et ses idées sur les femmes. Séjour à Nohant. Nohant jeudi soir[9 février 1837] : « je suis établie dans un charmant château du Berry avec la seule femme vraiment bonne que j'ai rencontré en ma vie, passant mes journées à lire au coin du feu et mes soirées (souvent prolongées jusqu'à 4 heures du matin) à causer sans fin de tout et de rien ; guérissant ma santé, rassérénant mon esprit, rêvant à mes amis et regardant par ma fenêtre les mélèzes couverts de givre et les violettes dont le parfum monte jusqu'à moi et m'annonce le retour du printemps. Tout cela vous paraïtra bien monotone. C'est la véritable vie pourtant ; la contemplation de la nature, la méditation des grandes vérités qui régissent l'humanité et les épanchements de creur au foyer hospitalier. Je ne sais quand je pourrai m'arracher d'ici, tant je m'y trouve bien »... [25 février]. Le bal de l'Opéra et pareilles folies sont « une ignoble parodie » des réjouissances en Orient ; chez nous « l'intelligence seule est dépravée [...] le creur et les sens n'ont ni entraïnement ni puissance. [...] à Paris il n'y a pas une jeune fille de 18 ans qui ne se soit corrompue par les lectures bien plus que les femmes d'Orient ne le sont jamais par les faits. Ce qu'on appèle l'amour avec illusions est une églogue aussi véritable dans notre civilisation que les bergers et les bergères de Mr de Florian. Il n'y a de possible aujourd'hui que le plaisir sans amour ou la passion forte, courageuse qui sait regarder en face la vérité sans pâlir »... [29 mai]. « La vie des champs, quelque pleine qu'elle soit souvent, prête peu aux longues écritures ; c'est une vie de monotones ennuis pour les uns ; pour les autres c'est une vie de sensations intimes, de religieuses rêveries, de vagues méditations, de causeries abandonnées qui ne sauraient se décrire. [...] Comment peindre le bonheur qu'on éprouve à se sentir enveloppée d'une atmosphère tiède, embaumée, vivifiante, et de ces saintes affections qui sont à l'âme ce que l'atmosphère de mai est aux sens ? [...] nous sommes établis tout le jour dans le jardin à l'ombre d'un énorme lilas blanc. Hier, nous avons fait dix lieues à cheval pour aller dïner dans les ruines d'une tour qui figure au premier plan dans le dernier roman de Mme Sand ; pendant les trois dernières heures du retour une pluie continue nous tombait sur les épaules, nous chantions à tue-tête pour faire diversion ». Lamennais « renonce à la rédaction du Monde. Il paraït qu'ils avaient affaire à une administration composée de fripons »... 18juillet. Elle se réjouit de recevoir une levrette qui la réjouira « à mes rares heures de mélancolie ». Elle vient d'écrire à son frère Maurice « pour lui dire que si ma mère à quelqu'heure que ce soit, manifeste le désir de me voir, je reviendrai n'importe d'où : j'obéirai au moindre signe mais je ne ferai pas un pas, je ne dirai pas un mot pour provoquer ce signe. [...] Ce n'est pas de mon coté que viendront jamais les obstacles mais après tout ce qui s'est passé je ne puis qu'attendre passivement »... Elle partira dimanche, et prie Louis de lui écrire à Genève, et d'y envoyer d'éventuelles lettres d'introduction pour Franz, pour Venise ou pour Gênes. En Italie. Bellagio 7 septembre [1837]. Elle fait grâce des « descriptions romantiques de la gde Chartreuse, du lac du Bourget, du Simplon, du dome de Milan, et des ïles Borromées » ; elle est « charmée » de son voyage : « le peu que je connais de l'Italie me paraït tout à fait en harmonie avec ma disposition de creur et d'esprit ». La voici établie à Bellagio ; Mme Sand doit être à Paris auprès de sa mère malade. Elle fait des vreux à Louis pour l'affaire de Félicie : « Le grand malheur des femmes [...] n'est pas d'avoir l'imagination trop exaltée car c'est la faculté qui distingue l'homme de la bête et l'on ne saurait jamais être trop susceptible d'enthousiasme mais c'est qu'on ne développe pas en elle l'indépendance du jugement et par suite la force du caractère. Vivre par soi est un secret qu'elles ignorent ; toutes prennent leur point d'appui au-dehors et ce point d'appui venant presque toujours à se briser elles tombent par terre et se cassent le nez tout au moins »... Come 23 novembre. Remarques sur les élections (son frère n'a pas été nommé) et projets de voyage (Constantinople plutot que l'Égypte). Sur Liszt : « Franz travaille beaucoup. Il écrit de belle musique, moi je ne travaille pas mais je m'occupe dans le seul but de jouir davantage de tous les chefs-d'reuvre et de tous les souvenirs de ce pays aimé du ciel. Mme Sand a enterré sa mère ; puis elle est retournée à Nohant avec Pierre Leroux et Mallefille. [...] Franz va donner ce qu'on appèle ici une académie à la Scala, ce théâtre si vanté et si laid »... Venise 24 mars [1838]. Elle a passé l'hiver à Milan, menant par obligation une vie mondaine qui lui déplaït : « Dans ce bienheureux pays personne ne comprend la vie retirée ; ne pas aller tous les soirs à la Scala entendre la plus mauvaise musique du monde et voir les plus stupides ballets du monde c'est ne pas vivre. C'est une façon de se réunir qui rend impossible ce que nous appelons en France la conversation et qui par cela même convient à un pays où la pensée n'est pas libre »... Elle évoque les fêtes splendides données à Milan par la comtesse Samoyloff... Venise lui paraït triste : « Le premier aspect en est horriblement triste. Ce silence absolu est quelque chose d'inimaginable et je me crois dans un vaisseau à l'ancre. Les gondoles noires ont l'air de cercueils. [...] Ce qui est incomparablement beau c'est la place St Marc. C'est un aspect tout oriental. Puis sur les bords du Grand Canal vous souri tristement et sur lesquelles j'ai versé quelques larmes. Puis j'ai repris mon bâton de pèlerin et je continue à marcher à travers la vie avec mon lourd bagage d'expériences et de philosophie, ne regardant plus ni en arrière ni en avant et jouissant de chaque belle journée, de chaque heure sereine que me donnent les bonnes et excellentes amitiés dont je suis entourée »... Plus une lettre de Genève (12 septembre [1837]), à Mme de Suzannet mère, niant sa propre supériorité, hors « celle de savoir vivre seule et de ne point chercher appuis extérieurs ou de distraction à mes peines. Vivre avec la souffrance, aimer courageusement et constamment un petit nombre d'amis et savoir se réjouir encore avec eux de quelques rayons de soleil dans cette longue nuit qu'on appèle la vie. Voilà [...] toute ma science, tout mon esprit, toute ma philosophie »...
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